À l’occasion de la sortie de Braquer Poitiers, Claude Schmitz revient sur sa rencontre avec Wilfrid Ameuille, propriétaire d’un car wash près de Poitiers, mais aussi sur son désir de filmer des personnages à la marge et de créer une communauté.
Braquer Poitiers est à l’origine un court métrage plutôt comique qui a été « augmenté » d’une seconde partie, plus mélancolique, intitulée Wilfrid. Était-ce une manière pour vous de parvenir à une forme d’équilibre ?
C’est le fruit d’un concours de circonstances. Après le tournage, j’ai continué à avoir de longues discussions avec Wilfrid, qui pensait que le film n’était pas terminé. Nous avons discuté de la possibilité de faire une suite qui ne serait pas une véritable suite, car il me semblait que nous en avions fini avec la fiction dans Braquer Poitiers. Lorsque nous avons présenté le film pour la première fois au FID Marseille, nous avons rencontré un distributeur (Capricci) intéressé pour sortir le film en salles mais qui trouvait cela compliqué à cause du format [Braquer Poitiers dure 59 minutes, ndlr]. Je lui ai donc proposé de retourner chez Wilfrid pour tourner une seconde partie. En ce qui concerne la tonalité, si la première partie n’est à mon sens pas totalement une comédie, la seconde ne l’est assurément pas. Elle raconte ce qui se passe quand des gens se retrouvent après un film : ont-ils encore des choses à se raconter ?
Le film est né de votre rencontre avec Wilfrid Ameuille, le propriétaire excentrique d’un car wash, qui ressemble déjà à un personnage de fiction. Quelle est la part de fiction et de documentaire dans Braquer Poitiers ?
Je voulais faire ressortir la poésie et l’excentricité réelles de Wilfrid mais cela ne m’intéressait pas de faire un documentaire. Il fallait un support fictionnel : l’idée du braquage, des deux belges et des filles qui les rejoignent est née assez instinctivement. J’avais envie de voir comment une alchimie pouvait naître, au-delà de la fiction, en faisant se rencontrer des gens différents.
Wilfrid est un peu comme un père pour les personnages : il leur apprend la vie, se montre déçu, songe à leur donner la succession du car wash…
Pendant le tournage, j’ai beaucoup pensé à la parabole du fils prodigue, que son père accueille les bras ouverts lorsqu’il revient le voir après avoir mené une vie de débauche. Wilfrid est déçu par les personnages mais il les pardonne à chaque fois : c’est quelqu’un d’ouvert et de très conciliant. Dans la dernière scène de Braquer Poitiers, lorsqu’il lit un poème aux deux jeunes, il essaie de leur transmettre quelque chose, même si cela reste assez cryptique. Il y avait des scènes où il apparaissait plus explicitement comme une figure paternelle mais je les ai enlevées car elles me semblaient trop claires. On peut aussi voir Wilfrid comme un Dieu qui règne sur son petit Paradis.
Vous venez du théâtre, où vous pratiquez également l’improvisation. Dans quelle mesure le montage vous a‑t-il permis de réécrire le film ?
Nous sommes revenus du tournage avec une matière conséquente. Il s’agissait ensuite de l’organiser, de trouver le rythme du film et d’arriver à raconter une histoire. C’était compliqué car comme il n’y avait pas de scénario, il fallait se rappeler ce que nous avions tourné la veille pendant le tournage et je me suis rendu compte que j’avais oublié des choses. La plupart des prises sont uniques et les plans sont des plans-séquences dans lesquels il faut trouver un point d’entrée et un point de sortie. Nous avons construit un fragile château de carte, qui tient moins par l’intrigue que par l’émotion ou l’atmosphère. Le début était particulièrement compliqué car il fallait que le spectateur accepte que Wilfrid se fasse braquer sans violence. Cela s’est résolu de manière étrange et presque magique, par la parole plus que par l’action, lorsque Wilfrid établit un lien philosophique entre l’argent, le travail et la nature.
Le titre fait référence au vol du car wash mais peut également évoquer la mise en lumière des environs de Poitiers. Pourquoi braquer votre objectif sur la campagne et non sur la ville ?
Le titre a volontairement un double sens. « Braquer » signifie aussi « poser un regard insistant sur ». Je ne connaissais pas Poitiers, j’y ai tourné parce que Wilfrid y habitait. J’y suis allé comme on se rend en terre inconnue, de manière un peu conquérante et grandiloquente, à l’opposé de ce que représente le braquage. J’ai déjà tourné à Bruxelles et j’ai trouvé cela décevant. La ville n’existe pour moi que comme un point de départ propice à l’aventure. Dans mon prochain film, le personnage fuit la ville pour les Pyrénées.
Lorsque les personnages apparaissent devant le car wash sur une réinterprétation de Bach, au début du film, le décalage entre noblesse et trivialité prête à rire. Peut-on également y voir un moyen d’élever des personnages que la société a plutôt tendance à rabaisser ?
J’avais envie de donner la parole à des personnalités à la marge, dans tous les sens du terme. J’aime les gens qui ne sont pas complètement dans les clous et arrivent à transformer une vie qui, la plupart du temps, tourne beaucoup autour de l’argent. C’est ce dont parle la chanson de Jacques Brel que chante Francis, Ces gens-là, dans laquelle un homme s’élève au-dessus de la trivialité, de la petite comptabilité, grâce à son amour pour Frida. Les acteurs du film, avec qui je travaille depuis longtemps, ont d’ailleurs tous des parcours ou des modes de vie particuliers. Je n’essaie pas de faire des films qui portent un discours, en revanche j’ai conscience du contexte dans lequel je les fais.
Dans vos films, la création d’une communauté semble être le seul remède à l’aliénation causée par la ville, l’argent ou le travail. Dans quelle mesure le cinéma, et peut-être l’art en général, est-il pour vous le lieu d’une utopie, un moyen de faire « revivre un hameau » ?
Le cinéma et le théâtre me permettent de créer une famille qui ne soit pas une famille incestueuse. La plupart du temps, dans le milieu du spectacle ou du cinéma, les gens ne se fréquentent qu’entre eux. Je trouve que cela appauvrit les imaginaires et ne permet pas de faire de l’art. Si l’on veut créer, il faut être proche de la vie. Cela passe par le fait de créer des communautés utopiques, composées de gens qui ne se rencontreraient probablement pas dans la vie parce qu’ils n’ont pas le même langage, le même imaginaire ou les mêmes références. Dans ce sens je suis plus un organisateur qu’un réalisateur : je rassemble les gens et essaie de faire en sorte que la rencontre soit riche.
Votre court métrage précédent, Rien sauf l’été, se déroulait également l’été. En quoi cette saison est-elle selon vous cinégénique ?
J’aime bien filmer l’été car c’est un moment particulier, où la nature est à son apogée. Comme c’est les vacances, on peut prendre le temps, profiter d’être ensemble. Les journées sont plus longues et en même temps elles commencent déjà à raccourcir, on sent que c’est le dernier feu. Pour moi, il y a beaucoup de mélancolie dans l’été, parfois plus que dans l’hiver. C’est aussi le moment où il est possible de déplacer les gens, de les emmener ailleurs.
L’image est plutôt discrète comparée à l’excentricité des personnages (plans fixes, lumière naturelle, absence d’effets). Comment avez-vous travaillé le rapport entre image et récit ?
Je voulais une image simple, presque austère, qui puisse laisser de la place aux personnages. Non seulement je n’avais pas les moyens mais je n’ai jamais imaginé faire des mouvements de caméra. J’aimais l’idée de travailler des plans comme des tableaux, des cadres très simples, à l’intérieur desquels on laisse vivre les gens. Pour réussir à capter la vie, ils devaient être posés rapidement. Je cherchais surtout à être juste, que les plans ne soient pas esthétisants au risque de perdre en spontanéité.
Votre film convoque plusieurs genres, qu’il s’agisse du film de vacances, du conte chevaleresque ou encore du film de gangster. Cela fait-il partie de vos influences ?
Je suis à chaque fois surpris de voir que mes films travaillent le film de gangsters, ou le polar dans le prochain, car cela ne m’intéresse pas du tout. Pour Braquer Poitiers, j’avais surtout besoin d’un prétexte, d’un point de départ qui nous lance dans l’aventure. J’aime les archétypes et je n’ai aucun problème avec les codes à condition qu’on les amène ailleurs. Les grands cinéastes qui m’ont marqué, comme Pasolini, Fassbinder ou Lynch, sont des gens qui naviguaient entre différentes disciplines. J’aime particulièrement Pasolini, son désir de filmer l’autre, d’aller à sa rencontre, parfois au bout du monde. La trilogie de la vie, avec son côté foutraque, dégage à mon sens une grande poésie. Mes autres références ne viennent pas forcément du cinéma : ce sont d’abord les gens, tout simplement.