À l’origine de Lucie perd son cheval, il y a d’abord la pièce de théâtre Un Royaume, dont la tournée fut interrompue par la crise du Covid. Le metteur en scène, Claude Schmitz, décide alors de filmer sa troupe à l’arrêt dans le théâtre de Liège et de greffer ces moments documentaires à une première partie tournée dans les Cévennes. Cette hybridation entre théâtre et cinéma donne lieu à un film hétérogène, qui dresse le portrait fragmenté d’une actrice, Lucie Debay. On la découvre d’abord en tant que mère aux côtés de sa fille, puis comme personnage de chevaleresse errant dans les Cévennes, et enfin en actrice dans un théâtre à l’arrêt, alors que la troupe répétait le Roi Lear. La beauté fragile du film repose sur cette belle idée : les ruptures entre les espaces, les tons et les formes permettent de déplier les différentes vies menées par un même individu.
En dépit de cette structure apparemment stricte, ces trois parties ne sont pas étanches les unes aux autres, car Lucie est à la fois mère, personnage et actrice. À travers ses métamorphoses, elle fait l’épreuve de la difficile unicité de son être, en cela qu’elle paraît toujours habitée par les rôles qu’elle doit jouer sur d’autres scènes. Comment être une chevaleresse lorsque l’on doit en même temps s’occuper de sa fille ? Ces multiples identités se croisent et mettent à mal les frontières entre réalité et imaginaire. Un beau raccord aménage ainsi un passage entre les Cévennes et la scène théâtrale ; alors que la chevaleresse et ses deux comparses se sont assoupies dans l’herbe, voilà qu’un régisseur et un apprenti metteur en scène observent depuis le haut des cintres les trois actrices endormies ; par l’entremise d’une coupe, l’étendue des Cévennes se replie soudainement à l’intérieur d’un théâtre. C’est la part rivettienne du film, qui avance par assoupissements successifs (fermer les yeux transporte dans un ailleurs indéterminé, comme les bonbons de Céline et Julie vont en bateau) et produit dans ses meilleurs moments un onirisme diffus dans lequel se perd la protagoniste. Contrairement aux autres personnages, elle n’est pas en mesure de répondre à l’injonction cryptique que répète le chef du théâtre : « Le théâtre c’est de la merde, faut juste être là. » Lucie, toujours entre deux strates, paraît incapable « d’être là », car toujours un peu ailleurs. Une séquence en surimpression, où le visage déboussolé de l’héroïne se superpose aux lumières stroboscopiques, synthétise cette dépossession.
Malheureusement, cet onirisme peine à se déployer pleinement, la faute à une progression qui saute d’idées en idées. Les plans se dispersent un peu trop en une succession de vignettes inégales qui laissent parfois franchement perplexes : à ce titre, la partie dans les Cévennes se révèle la plus faible, tant chaque plan correspond à une action plus ou moins incongrue sans lien avec la précédente (une baignade, un entraînement à l’épée, une danse, etc.). En se reposant trop sur le charme du cadre naturel et sur les lumières multicolores, le film ne parvient pas à donner leur pleine mesure à ses effets d’étrangeté. Si la forme du portrait, l’humour léger (les employés du théâtre, qu’on croirait échappés d’un film de Guiraudie) et le décalage permanent entre la trivialité et le merveilleux, permettent certes d’échapper en partie à ces écueils, le tout reste trop anecdotique pour convaincre.