Avec Inception, Christopher Nolan revient aux petits jeux cérébraux assez futiles de ses débuts (Following, Memento…), mais avec les moyens qu’il a acquis à Hollywood ces dernières années (ses Batman). Le réalisateur a atteint — et assis pour longtemps avec The Dark Knight — une réputation que beaucoup lui envieraient : celle d’un cinéaste qui oserait faire des films hollywoodiens à la fois sérieux, sombres, intelligents et à succès. Cependant, en se conformant à cette image (et vu l’accueil que public et critique commencent à lui réserver, aux États-Unis et bientôt en France, cela porte ses fruits), Inception accrédite en fait une double méprise hélas répandue : d’abord la confusion entre intelligence et roublardise, ensuite la croyance que cette intelligence — ou cette roublardise — suffirait seule à nourrir le cinéma.
Level design de rêve
Inception part d’un postulat fantastique très prometteur, où les délires de Philip K. Dick se concrétiseraient sur un terrain proche de Matrix. Leonardo DiCaprio et ses comparses s’infiltrent dans l’esprit de certaines personnes où ils peuvent extraire des informations, mais aussi en implanter des fictives, tout cela pour le service du plus offrant. La porte d’entrée, ce sont les rêves de la « victime » — rêves qu’ils peuvent à l’occasion modeler pour lui selon leurs besoins, il y a même dans l’équipe une architecte pour ce faire (et comme on sait à quel point les rêves peuvent être labyrinthiques, l’architecte a pour nom, on vous le donne en mille… Ariane : un peu grosse, la ficelle). Rêves qu’on peut imbriquer les uns dans les autres, le sujet rêvant qu’il rêve qu’il rêve… chaque palier amenant plus profondément les intrus dans la psyché. Rêves avec lesquels les traumatismes des explorateurs peuvent néanmoins interférer, comme lorsque la projection mentale de l’amour défunt de DiCaprio (Marion Cotillard) s’invite régulièrement en femme fatale pour contrecarrer ses plans. Et autres possibilités…
Les rêves et leur exploration se découvrent ainsi tout un tas de règles et d’axiomes (dix ans rêvés durent une seconde dans la réalité, ce genre de chose) laissant deviner que Nolan scénariste a bien potassé sa documentation sur les théories des rêves, la psychanalyse etc. En termes de récit par l’image, le scénario ainsi élaboré permet à Nolan réalisateur de justifier et d’appliquer toute une panoplie de virtuose, faite d’effets de montage (ainsi, la règle citée précédemment permet de jouer avec le ralenti), de décors multiples avec lesquels on peut tricher (les images déjà culte de Paris pliée en quatre), de phénomènes physiques extraterrestres (ralenti + inclinaison du corps des rêveurs = semblant d’apesanteur évoquant l’exploration spatiale), d’accessoires potentiellement accessibles à volonté (et la réplique « Guns. Loads of guns. » de Matrix de revenir instantanément à l’esprit), de péripéties variables dans des environnements qui « en jettent » (kidnapping urbain sous la pluie, assaut d’un bunker enneigé…). Le film recrée ainsi un environnement de réalité toute virtuelle proche d’un jeu vidéo mêlant action et énigmes, peuplé de personnages bien caractérisés — « l’architecte », « le touriste », « le planificateur », « le faussaire » etc. — dont on parcourrait plusieurs niveaux en parallèle, niveaux qui pourraient être conçus — c’est du moins ce qu’il laisse imaginer — par le joueur lui-même.
L’« inception » confirme les règles
Inception serait-il un scénario de règles du jeu prétexte à un film tout à la jouissance de l’image ? À tout prendre, on aurait préféré qu’il en soit ainsi. Mais voilà : pour qu’un tel film existe, pour que ses cent quarante-sept minutes laissent découvrir autre chose que ce petit jeu à portée bien moins longue qu’il ne le souhaite, il aurait fallu que cette jouissance soit moins contrôlée, moins planifiée, moins téléguidée ; que les images parviennent à acquérir une énergie propre permettant d’attester que le réalisateur-scénariste était bien animé d’une envie de cinéma, et non seulement de petit joueur de casse-tête mathématique et de lecteur de revues scientifiques. Or le problème d’Inception est qu’à aucun moment ses effets narratifs n’arrivent à faire oublier qu’ils sont le produit de règles rigides les rendant à la longue totalement prévisibles, où tel ralenti, tel phénomène résulte toujours d’un principe souverain et systématiquement énoncé. La mise en scène se refuse toute part secrète échappant à l’explication immédiate, se borne strictement à n’être que l’application froide et « chartée » des principes préalablement écrits et qui s’imposent comme moteur unique des images. C’en est au point que les personnages, même au cœur d’une scène d’action, passent bien les trois quarts de leur temps à expliciter les règles qui régissent leur exploration, à en sortir de nouvelles à chaque scène un peu surprenante pour que sa raison d’être soit aussitôt établie et qu’elle rentre dans le schéma directeur de l’aventure.
À la longue, il s’avère que ce ne sont guère les « règles du jeu » qui sont prétexte à l’expression des images, mais les images qui n’existent pour faire la démonstration des règles du jeu, des rouages de la mécanique assemblée par le créateur. Inception s’avère moins un film qu’une démo vidéo illustrant les imposantes notes du scénariste ; Nolan fait moins œuvre de cinéma qu’il ne se consacre à la déclaration de la virtuosité qu’il a déployée pour explorer un terrain inhabituel de cinéma, atteindre un tel niveau de complexité de récit (paradoxal, puisqu’il s’applique précisément à tout rendre limpide), manipuler les images avec un tel talent technique. D’ailleurs, tout à ce travail d’autosatisfaction, il en délaisse les personnages à leur caractérisation basique, ne tenant pratiquement qu’aux talents variables de leurs interprétations, et les moments qui, sur le papier, sont appelés à susciter une émotion (la relation du personnage de Cillian Murphy à son père, la romance tragique DiCaprio/Cotillard…) restent froids et peu habités à l’écran. Il faut attendre les dernières scènes, lorsque toutes les explications sont épuisées et qu’il n’y a plus que les images pour parler, pour que des bouts du film que Nolan laissait fantasmer commencent à se faire, notamment que l’action pétaradante soutenue par la musique du poids lourd Hans Zimmer se prenne à impressionner sans l’entrave du texte et du cerveau de l’auteur.
Jouissance de l’enfumage
Le cinéma qui se découvre alors, dans ces dernières scènes, reste tout de même bien formaté, une façon pour Nolan de retomber sur ses pieds et son étiquette de « conteur expérimentateur et néanmoins intégré dans le système ». Une façon, surtout, de reconnaître que malgré ses velléités d’incartades formelles, il ne faudra jamais attendre de lui qu’il sorte du rang sur le fond. A priori novateur dans la filmographie de Nolan, Inception présente en vérité quelques points communs assez embarrassants avec Memento, son deuxième long métrage qui, en 2000, a commencé à lui attirer une attention publique somme toute excessive. Les deux films se basent sur un ou des principes formels tape-à-l’œil vite discernables, propres à les mettre en pilotage automatique, en quête d’un fantasme de cinéma précalculé dont la formule ferait le génie. Et ils déploient une complexité expérimentale de façade qu’ils s’empressent de rendre accessibles pour donner l’illusion de partager leur intelligence avec le public (ainsi, dans Memento, malgré le mélange des séquences, le passé restait en noir et blanc, le futur en couleurs, pour qu’on ne soit pas trop perdu quand même). Il ne faut guère chercher plus loin les raisons de l’emballement critique et public déconcertant autour d’Inception, démarré voilà quelques jours aux États-Unis et s’apprêtant à se reproduire en France : le film, parcours fléché de sa propre habileté dont il dispense progressivement les clés comme on émiette un pain pour les pigeons, a tout pour flatter les intelligences du plus grand nombre. Ce qui lui confère déjà une réputation ahurissante de « film expérimental grand public » sur laquelle peu de monde semble vouloir réfléchir un peu… Inception se révèle finalement le summum de « l’art » de Nolan, dont les films ont tous fonctionné principalement au bluff, que ce soit en se gonflant d’un sérieux marmoréen auquel il peine autant à donner chair qu’à la romance DiCaprio/Cotillard (Batman Begins, The Dark Knight qui reste néanmoins son meilleur film) ou en s’agitant dans des tours de passe-passe stylistiques et scénaristiques dont les enjeux révélés ne justifient guère les efforts déployés pour mystifier le public (le reste de sa filmographie). Cependant, on lui pardonnera plus facilement ce côté mystificateur que l’autosatisfaction qu’il tire de ses propres trucs — de ses petits effets qu’il rêve grands. De même pourra-t-on difficilement être bienveillant envers le manque général de regard critique désenfumé sur tout ce brassage de clinquant et de vide.