Après Divorce à l’italienne (1961) et Séduite et abandonnée (1964), Pietro Germi obtient une Palme d’or huée au festival de Cannes en 1966 avec Ces messieurs dames, comédie fustigeant la moyenne bourgeoisie de Trévise. Les travers de la Vénétie des Sixties inspirent le cinéaste avec autant de bonheur que la Sicile archaïque de Divorce à l’italienne. Le « Grand Charpentier » comme l’appelait son ami Fellini, nous livre ici un beau monument de la comédie à l’italienne, une œuvre drôle et dramatique, satirique, démystificatrice, lucide.
Qui sont ces « messieurs dames » stigmatisés par le regard sans concession de Pietro Germi ? Nul doute que la moyenne bourgeoisie de Trévise s’est reconnue dans cette petite société ainsi mise en scène, elle qui accueillit le film avec une froideur rageuse. Luciano Vincenzoni, originaire de Trévise et scénariste du film, raconte même qu’il fut menacé par une équipe de rugby de la ville, prête à le frapper à son retour au pays… Ces messieurs dames est une comédie de mœurs et un drame en trois actes, qui fait le portrait d’une société décadente et hypocrite, peuplée de maris et de femmes cocus et adultères, vivant selon une philosophie que l’on pourrait formuler ainsi : la morale est sauve tant que les apparences le sont aussi. Tony Guasparini confie son impuissance à son ami médecin, qui n’a que faire du secret médical et ébruite ce croustillant ragot lors d’une petite sauterie entre amis… Mais Tony n’est peut-être pas si impuissant, la femme dudit médecin pourrait en témoigner… Dans le second épisode, Bisigato, époux sympathique d’une espèce de harpie hurlante et gesticulante, tombe fou amoureux d’une serveuse plutôt sympathique (Virna Lisi), mais tout le village se ligue pour faire cesser cette relation adultère un peu trop voyante… Si au moins Bisigato avait la décence de se cacher… Dans le troisième épisode, une jeune aguicheuse est la proie consentante des notables du village, mais quand son père dénonce l’offense, tous prennent peur : heureusement, tout s’achète en ce bas monde, même la respectabilité. Le père, la justice, les journaux… : quelques milliers de lires et tout le monde se tait. On oubliait : l’épouse de l’un de ces notables dédommage le père outragé… en nature, c’est toujours quelques milliers de lires de gagnés… qui serviront à ses bonnes œuvres. La morale, toujours, est sauve, et si l’adultère peut servir aux bonnes causes, pourquoi s’en priver ?
Avec Ces messieurs dames, la preuve est faite, de nouveau, que la comédie à l’italienne a ses sources dans le néoréalisme, et Pietro Germi a d’ailleurs commencé par là (Jeunesse perdue, Le Chemin de l’espérance). Les cinéastes italiens des années 1960 continuent de porter un regard démystificateur sur la société dans laquelle ils vivent. Si l’on avait plutôt tendance dans les années 1950 à dresser le sombre tableau de l’Italie souffrante de l’après-guerre, dans les années 1960, on fustige les travers d’une société illusionnée par le bien-être du boom économique, amorale et bien-pensante. Comme le dit Pietro Germi, dans une phrase qui rappelle les propos à peu près contemporains de Pasolini sur l’« homologation » consumériste : « tous sont un peu fous, tous un peu bizarres, tous un peu hypocrites, tous un peu libertins, tous un peu religieux, tous un peu tout, mais personne qui soit vraiment beaucoup quelque chose. Et c’est typique du nivellement des caractères qui vient du progrès, du bien-être, de l’usure de ce que l’on appelle la civilité. »
Le film doit certainement beaucoup à Luciano Vincenzoni et au tandem Age-Scarpelli. Le premier, scénariste réputé de Sergio Leone (Et pour quelques dollars de plus, Le Bon, la Brute et le Truand sont de sa main), de Monicelli (La Grande Guerre) ou de Billy Wilder (Avanti !), a déclaré s’être inspiré de trois faits autobiographiques pour chacun des trois épisodes : le film est sans aucun doute motivé par un réel souci d’authenticité, sensible non seulement dans le choix d’acteurs non professionnels aux côtés des acteurs professionnels, mais aussi dans la précision de l’écriture et dans le fourmillement de détails stigmatisant cette moyenne bourgeoisie provinciale. Agenore Incrocci et Furio Scarpelli (le tandem Age-Scarpelli des films de Monicelli, Risi, Scola, Comencini) ont fait sur les dialogues un travail d’orfèvre, afin de leur donner toute l’acuité et le mordant nécessaires à la satire. Après ces deux volets siciliens que sont Divorce à l’italienne et Séduite et abandonnée, Ces messieurs dames nous rappelle une fois de plus qu’il fut un temps où la comédie savait à la fois faire rire et faire réfléchir en offrant une expérience véritable, ne réduisant pas la mise en scène au degré zéro de l’art cinématographique. Brillante, envolée, jouissive, la mise en scène démonte l’hypocrisie, elle est une mise en forme ironique, décapante, d’un monde qui se cache derrière de faux-airs d’honnêtes hommes et femmes.
Ces messieurs dames entremêle assez subtilement la comédie et le drame, le regard noir porté par le cinéaste sur cette société de la Vénétie passant par une ironie insolente et lucide qui prend tout son sens à la fin du film. En effet, après les trois épisodes principaux, le film revient sur le deuxième, pour le terminer. Non seulement Bisigato, traqué, harcelé par tout le village, perd sa maîtresse, mais il ne peut même pas se suicider tranquillement : tout le village accourt pour le sauver… et le remettre dans les bras de sa mégère de femme, triomphante et toujours piaillante et fatigante. Une seule solution : se mettre des boules Quiès. À la fin, tous se retrouvent sur la place du village, qui ouvrait le film : rien n’a changé, la morale est sauve. La caméra capte les jeux de regards, les clins d’œil aguicheurs, et tisse entre les personnages des liens… adultères. Personne n’est dupe, mais il suffit de faire semblant.