C’en est fini des grands élans lyriques du Chemin de l’espérance (1950), c’en est fini de la tendresse du regard posé sur les personnages du Il Ferroviere (1955). Déjà Meurtre à l’italienne (1959) avait amorcé une évolution qui deviendrait flagrante avec Divorce à l’italienne (1961): Pietro Germi « quittait » la veine néoréaliste pour s’en donner à cœur joie (si tant est que la « joie » soit un terme adéquat pour définir la noirceur de son regard…) dans la comédie à l’italienne. Et la satire lui sied à merveille. Si bien que Ces messieurs dames lui vaut une Palme d’or à Cannes en 1966. Apparemment, tout le monde n’était pas de cet avis : le film est hué lors de la cérémonie. Cannes 2009 : plus de 40 ans plus tard, Claudio Bondi rend hommage au cinéaste, dans un film sélectionné dans la section Cannes Classics : Pietro Germi, il bravo, il bello, il cattivo. C’est ce film que Carlotta met en bonus de son édition DVD de Ces messieurs dames. Retour sur un film merveilleusement cynique, et sur un homme sans aucun doute « bon, beau et méchant ».
Dans Divorce à l’italienne, Pietro Germi avait concocté avec Alfredo Giannetti une histoire remarquablement subversive. L’idée de départ avait été de mettre en scène un crime passionnel : un homme tuant sa femme après avoir découvert qu’elle le trompait. Rien de bien franchement excitant pour un cinéaste plutôt porté à ausculter la société pour en dénoncer les injustices, à observer les hommes pour en dénoncer les tares. Quelques remaniements plus loin, un scénario bien plus jouissif naît : celui d’un homme qui pousse sa femme dans les bras d’un autre, pour qu’elle le trompe, et qu’il puisse « en tout bien, tout honneur », ou presque, la tuer. En tout bien, tout honneur ? Sans aucun doute, car si le divorce n’était alors pas autorisé par la loi en Italie, le « crime d’honneur », lui, était regardé par la Justice avec une grande tolérance. À bon entendeur, salut : à divorce interdit, meurtre « admis ». Après avoir de nouveau réglé quelques comptes avec les absurdités de la justice italienne et les hypocrisies de certains codes de l’honneur archaïques dans Séduite et abandonnée, Pietro Germi quitte la Sicile pour le Nord de l’Italie. Mais sa rage satirique, elle, ne le quitte pas, et la bourgeoise montante de Trévise fera les frais d’une même ironie corrosive que l’aristocratie mourante de l’Italie méridionale. Entre une Italie crispée sur son passé et une Italie lancée à cœur perdue dans une modernité faite de twists déchaînés, d’automobiles flamboyantes, les points communs sont nombreux : à commencer par l’exercice d’une sexualité moins « libérée » que débridée, mais non assumée (ou débridée parce que non assumée…). L’hypocrisie est reine, aux royaumes des charités bien ordonnées et de la morale bien apparente, et des vices cachés. Dans chacun de ces trois films, l’espace se divise d’ailleurs clairement entre les lieux de représentation (au premier rang desquels se trouve la place centrale de la ville), et les lieux à l’abri des regards.
L’introduction de Jean Gili contextualise le film de Germi, dans la filmographie du cinéaste et dans la réalité géographique de l’Italie : la Vénétie, région réputée « morale », en plein essor économique, est ici la fourmilière dans laquelle Germi vient donner un bon coup de pied. Pour incarner ces bourgeois polis et policés, il avait songé à ces monstres de la comédie à l’italienne que sont Tognazzi, Mastroianni, Gassman et Manfredi : mais le budget du film ne le permettait pas vraiment… Il prend donc des comédiens en grande partie inconnus, ou peu connus, ce qui n’empêchera pas le film de rafler la Palme d’or au festival de Cannes en 1966. Cette année-là, le jury décide d’accorder une Palme ex-æquo : avec Ces messieurs dames, le film de Claude Lelouch (au titre étrangement proche) Un homme et une femme reçoit le prix. Jean Gili, qui était présent dans la salle ce jour-là, raconte que le critique Michel Cournaud, assis à côté de lui, se mit debout sur son fauteuil pour hurler contre le film de Pietro Germi. À l’unisson avec une grande partie de la salle, qui considérait que ce prix ex-æquo était une insulte au film de Lelouch…
Bon, beau et méchant
Claudio Bondi est l’auteur d’un improbable Il Ritorno (2004), adaptation du De Reditu Suo de l’auteur latin du 5e siècle Rutilius Namatianus. Peu de liens avec Pietro Germi, donc. Sinon que dans les deux cas, il s’agit d’un homme « à l’ancienne », attaché à des valeurs passées en train de disparaître, et enclin au lyrisme comme à la satire. Reconnaissons tout de même que du païen violemment opposé à un christianisme vu comme coupable de tous les maux, à un Pietro Germi bourru et « humaniste », Claudi Bondi a effectué un grand saut. Le titre qu’il choisit pour son film évoque à la fois le western (Le Bon, la Brute et le Truand…), dont Germi était friand (Ford surtout), et la comédie à l’italienne version Affreux, sales et méchants : trois adjectifs qui ne s’appliqueraient pas si mal à ces « messieurs dames » dépeints par Germi.
Claudio Bondi choisit de faire un portrait de Pietro Germi suivant deux critères : le respect de la chronologie, et le croisement des regards portés sur le cinéaste. Le respect chronologique présente l’avantage de mettre en évidence l’évolution de la filmographie de Germi, du western (l’influence de Ford dans Au nom de la loi, 1948) à la comédie à l’italienne (avec, en premier opus magistral dans le genre : Divorce à l’italienne, 1961), en passant par le néoréalisme (Le Chemin de l’espérance, 1950) ou le film policier (Meurtre à l’italienne, 1959). Tout au long de ce parcours, Germi est raconté par ses scénaristes Lucinao Vincenzoni, Furio Scarpelli, ses acteurs (Lando Buzzanca) et actrices (Claudia Cardinale, Stefania Sandrelli, Virna Lisi), il est analysé par des historiens (Adriano Aprà), ou d’autres cinéastes, qui lui rendent hommage (Carlo Lizzani, Pupi Avati). Des images d’archives – interviews du cinéaste, bouts d’essais, tournages – s’intercalent, pour compléter le portrait d’un homme protéiforme. On le voit comme un homme bourru par timidité, solitaire par méfiance, prompt à se mettre à en colère : tel qu’il s’est lui-même mis en scène à travers les personnages qu’il a incarnés, dans Il Ferroviere ou Meurtre à l’italienne. Claudia Cardinale et Stefania Sandrelli se rappellent avec émotion de ces films qui les ont lancées (Meurtre à l’italienne pour la première, Divorce à l’italienne pour la seconde), et de la manière dont Germi se comportait sur les tournages (peu disert, efficace, un peu effrayant, mais attachant à en juger par les trémolos dans la voix de ces dames). On revient sur son amour pour les gens du peuple (la période plus « néoréaliste »), son dégoût pour une certaine bourgeoisie (le passage à la grinçante comédie à l’italienne). Et aussi sur l’incompréhension dont il a été victime, malgré une reconnaissance internationale évidente (un habitué de Cannes, notamment, mais il fut primé aussi à Hollywood) : ses films attiraient des regards condescendants (Pupi Avati est le premier à reconnaître avoir méjugé Germi à ses débuts), accusés qu’ils étaient d’une certaine médiocrité ou vulgarité, d’une trop grande soumission aux goûts du public. Peut-être au bout du compte regrettera-t-on justement que ce film documentaire progresse avec pour jalons les plus grandes réussites de Germi, et laisse dans l’ombre ses autres réalisations : mais il est l’occasion de redécouvrir un cinéaste quelque peu évincé par les De Sica, Monicelli, Risi ou Comencini.