Dans la lignée des Meurtre à l’italienne, Mariage à l’italienne et autres Caprice à l’italienne, voici Divorce à l’italienne, un titre qui englobe tous les autres puisqu’il est question de tout ça et bien plus encore. Si la trouvaille promotionnelle a bien marché, c’est qu’elle reflétait bien l’Italie des années 1960 dans tous ses méandres. Que se passerait-il donc si un journal télévisé de 1961 faisait un reportage sur un fait divers romancé ? Pietro Germi nous le montre avec en plus la démiurgie dont peut se permettre le réalisateur. Retour sur l’aboutissement d’un cinéma qui sut être grandiose dans sa causticité.
C’est une voix-off qui nous présente ce village caché au fond de la Sicile où les stores sont déroulés et les volets fermés, où les femmes sont à la maison et les hommes réunis dans les bistrots, où le silence des ruelles n’est cassé que par les ragots de concierges. Un de ces vieux palais baroques à l’odeur de naphtaline est occupé par Ferdinando Cefalù (Marcello Mastroianni), sa femme, sa sœur, sa mère, son père, son oncle, sa tante et… sa cousine. Angela (Stefania Sandrelli), une très jolie lycéenne à la timidité aguichante, serait consentante, mais Ferdinando, qui le serait encore plus, doit se débarrasser d’un obstacle de taille, sa femme Rosalia (Daniela Rocca). Toutes les manipulations sont bonnes et tous les coups sont permis…
Un homme est marié, mais il est amoureux d’une autre : voilà une intrigue des plus communes. Pourquoi donc celle-ci est-elle si réussie ? Pietro Germi tire son ingéniosité dans sa façon de prendre à partie l’Histoire, à la fois juge et témoin de ce qui se joue à travers elle, parfois en avance mais souvent en retard. Les quelques plans d’introduction nous laissent clairement entendre que l’on n’est pas en terres progressistes. La saturation du très beau noir et blanc exacerbe le contraste, soulignant chaque délabrement des églises, symbole d’un pouvoir dont l’autorité n’a d’égal que l’âge.
Bien sûr, l’Italie connaît un boom économique sans précédents, mais cette médaille a ses deux facettes et ici nous sommes dans le revers. Derrière le succès nordique de Fiat et compagnie, on découvre un sud qui n’a pas encore oublié ses archaïsmes et ses traditions ancestrales. Si le protagoniste peut toujours se faire appeler Monsieur le Baron, c’est aussi que des valeurs comme le mariage et la supériorité masculine continuent de régner ici-bas. Ferdinando connaît les règles mieux que personne et il sait comment s’en servir : si l’honneur d’un homme est bafoué, tout lui est concédé, à commencer par la justice. Car l’avis du peuple et donc ses croyances font la justice, la cour n’est qu’un avatar de la place publique. Lui, homme tuant sa femme qui le trompe, sera forcément avantagé ; à ce moment-là, son union avec sa cousine ne pourra qu’être félicitée.
N’allons pas croire pour autant que Germi laisse tout ça intact, sans faire parler sa patte malicieuse. Toute hiérarchie est imposée pour être aussitôt démantelée. Si les mentalités se montrent réticentes face à libération des mœurs, les femmes, elles, ont bien l’intention de profiter de ce vent d’émancipation qui arrive du nord et de toute l’Europe en général. Et pour cause, Rosalia facilite la tâche à son mari, en retournant dans les bras d’un ancien amant retrouvé, ce qui s’affiche tout de même comme une prise de pouvoir de sa part. La fin nous montrera qu’Angela a aussi compris les rouages de la mécanique, juste au moment où tout nous laisserait croire à une réaffirmation de la position dominante de l’homme. L’arroseur est arrosé et l’adultère a rejoint la totalité de l’Italie, y ayant finalement conquis son droit de cité.
D’un point de vue plus ontologique, il y a une étude sur la nature même du cinéma et de son rapport à l’Histoire qui se dessine dans ce film. Si Divorce à l’italienne fait figure de testament presque documentaire aujourd’hui, c’est grâce à la capacité de Germi à avoir su englober dans les codes de la comédie à l’italienne – car nous avons là presque un genre à part – une conscience aiguë de ce que représente le cinéma. L’Histoire tient une place importante dans le récit par le biais des évènements relatés dans les journaux, tantôt en surimpression, tantôt à travers la voix-off qui emporte parfois le film du côté du journal télévisé où l’intrigue devient un fait-divers, autrement dit une histoire dans l’Histoire. Tout ça est évidemment amené par une richesse des formes filmiques non pas dans leur quantité mais dans la qualité qui les voit à l’œuvre. Plus que jamais la modernité morale de la diégèse se trouve conjuguée à une modernité formelle. Voilà pourquoi Germi est avant tout un homme de cinéma en ce qu’il connaît parfaitement les capacités de son médium et qu’il sait comment en tirer parti. Lorsqu’il nous montre l’euphorie provoquée par la sortie de La Dolce Vita, c’est dans le but précis d’évoquer le cinéma en tant qu’élément innovateur. Le cinéma change les mœurs, le cinéma est moderne, le cinéma révolutionne le petit monde sicilien ! Rien d’étonnant donc à ce que Germi veuille être de ceux qui à travers le cinéma rendent une époque tout en la faisant avancer.
C’est parce qu’ils participent d’une volonté très claire de la part du cinéaste de jouer avec ses acteurs, que les choix de mise en scène sont à ce point remarquables dans Divorce à l’italienne. En l’occurrence, il faut admettre que la distribution pouvait difficilement être plus juste. Marcello Mastroianni est tout simplement au sommet de son art et parvient à caricaturer son personnage à travers des mimiques assez fines pour se mettre au service de la caméra qui les souligne. Citons aussi Stefania Sandrelli puisque nous avons là le film qui l’a vu débuter peu avant d’être révélée par le même Pietro Germi dans Séduite et abandonnée (Sedotta e Abbandonata, 1964). Très jeune, elle campe cette adolescente à l’érotisme à peine voilé, laissant apparaître une maturité faussement naïve. Ces tendances toujours suggérées permettent d’alléger ce qui aurait pu devenir un film lourdement grossier. Il se trouve que Divorce à l’italienne est bien loin d’être grossier, il demeure au contraire l’une des représentations les plus pointues et les plus révélatrices de ce qu’a été – et peut-être reste – l’Italie.