Avec Meurtre à l’italienne (Un maledetto imbroglio) très librement adapté de L’Affreux Pastis de la rue des Merles, de Gadda, Pietro Germi s’éloigne de la veine néoréaliste qui caractérise ses films précédents, et se rapproche sensiblement du genre de la comédie à l’italienne, auquel il s’adonnera par la suite. Œuvre d’un « moraliste » – le qualificatif, souvent appliqué au cinéaste, n’a ici rien de péjoratif – Meurtre à l’italienne est à la fois un film policier enlevé et drôle, et une étude sociologique et humaine cynique et pessimiste. Un autoportrait, aussi, de son auteur, qui tient ici le rôle principal. En même temps qu’un de ses films « néoréalistes » (Il Ferroviere), et qu’une de ses comédies les plus brillantes (Ces messieurs dames), Carlotta ressort en DVD ce film « policier » qui permet de redécouvrir Pietro Germi, et de voir Claudia Cardinale dans l’un de ses premiers rôles. Avec une courte mais éclairante introduction de Jean Gili, spécialiste du cinéma italien.
En 1957 sort en Italie un roman qui fait grand bruit, L’Affreux Pastis de la rue des Merles, de Carlo Emilio Gadda. Sous ses dehors de roman policier en apparence, L’Affreux Pastis est en réalité un portrait de l’Italie via ses langues, dialectes et accents, ses formations, déformations et malformations langagières et linguistiques. C’est de cette œuvre que Germi s’empare après L’Homme de paille, « adaptant » pour la première fois une œuvre littéraire au cinéma. Armés de leurs ciseaux et stylos de scénaristes, Alfredo Giannetti, Ennio De Concini et Pietro Germi taillent un scénario « original » qui présente un point commun majeur avec le livre : faire de l’histoire policière le prétexte d’une enquête sociologique. L’étude linguistique du roman, qui fascinait tant Pasolini, est entièrement laissée de côté par Pietro Germi, qui réalise ici une œuvre de transition entre ses films d’inspiration « néoréaliste » et ses comédies italiennes à venir. C’est dans Meurtre à l’italienne que s’expose donc le mieux le fil rouge qui relie toute la filmographie du cinéaste, celui d’une auscultation de la société contemporaine : l’enquête criminelle est alors comme le paradigme d’une œuvre qui n’aura cessé de mettre en question la justice sociale.
L’histoire commence place Farnèse, dans un palais bourgeois où un vol de bijoux est commis. Quelques jours plus tard, la victime du vol, Liliana Banducci, est assassinée dans des circonstances mystérieuses. L’inspecteur Ingravallo (Pietro Germi) est chargé de démêler cet embrouillamini, ce « maudit imbroglio » (titre italien du film : Un maledetto imbroglio), avec sa cohorte de policiers un brin ridicules. Si, comme le rappelle Jean Gili, Pietro Germi était un grand admirateur du film noir américain, il semble évident qu’il a aussi été nourri à la comédie : pour la première fois dans son cinéma, la fibre sérieuse (trop sérieuse, disaient certains, signifiant par là « moraliste ») est par moments battue en brèche par une verve comique qui peut recourir au personnage glouton ou à jouer de gags aussi « faciles » que les chutes. Mais ce comique-là n’est pas central, loin de là : ce qui perce déjà très clairement, c’est l’ironie – le cynisme, même – de ses comédies à venir, celle de Ces messieurs dames notamment, qui, après deux films sis en Sicile (Divorce à l’italienne et Séduite et abandonnée), quitte l’aristocratie mourante pour s’intéresser à la bourgeoisie du nord de l’Italie.
L’intrigue policière repose sur un suspens réel. Le spectateur est en haleine et se perd avec lui dans un labyrinthe de pistes qui se révèlent toutes être des impasses. Mais au fur et à mesure que l’enquête progresse, et la résolution de l’énigme semble s’éloigner, toutes sortes de vérités se font jour : des vérités peu glorieuses. L’enquête dirige les projecteurs sur les secrets honteux d’une bourgeoisie romaine bien médiocre. Ni voleurs, ni criminels, les personnages sont tous minables, menteurs, lâches et cupides. La société que l’enquête met au jour a deux dieux : le sexe et l’argent. Sans aucun doute, Meurtre à l’italienne aurait pu s’appeler Ces messieurs dames. Aucun ne sera coupable, peut-être, aux yeux de la justice. Dans le roman de Gadda, l’enquête reste ouverte. Pietro Germi fait le choix de la clore : dans ce film perce enfin un pessimisme qui était encore combattu dans ses films précédents, et auquel il donnera libre cours par la suite. Nous ne sommes plus au temps du Disque rouge, encore moins du Chemin de l’espérance : dans ces films, les classes populaires, pouvaient trouver en elles (dans leurs valeurs : la famille, l’amitié, l’amour, la solidarité) de quoi espérer. Ici, Ingravallo découvre finalement les coupables, mais il est clair qu’il aurait préféré que le dossier ne soit jamais bouclé. Car les coupables ne sont pas les plus monstrueux… Et ce sont peut-être eux, les vraies victimes.
Avec le rôle d’Ingravallo, Pietro Germi termine son autoportrait, entamé avec Il Ferroviere et continué avec L’Homme de paille. La projection du réalisateur dans le personnage dont il a écrit le rôle et qu’il interprète est évidente. Manifestement dégoûté par les turpitudes ambiantes, il n’accorde de regard bienveillant qu’aux personnes plus humbles, Assuntina en premier lieu, campée par une Claudia Cardinale qui n’hésitera pas à dire qu’elle eut là son premier grand rôle. Carlo Rustichelli, compositeur de confiance de Pietro Germi, réserve même au personnage un thème musical personnel, bien plus sympathique, plus romantique, même, que ce qui est accordé aux autres individus (un même traitement musical différencié sera réservé aux protagonistes positifs de Ces messieurs dames). Avec son cigare toscan et son refus du titre « dottore », Ingravallo est un « cliché » de Pietro Germi. À un moment, Ingravallo ne peut se retenir de gifler un personnage, et se « justifie » en disant qu’il s’agit là d’une affaire personnelle. On ne peut qu’entendre cette phrase comme celle de Pietro Germi lui-même, connu pour ses accès de colère et ses rages subites, et qui n’aurait pu s’empêcher, ici, de sortir de son personnage pour punir la médiocrité présente en face de lui, fût-elle jouée. S’il finit là sa carrière d’acteur, il n’aura ensuite de cesse de stigmatiser, en tant que scénariste et réalisateur, l’hypocrisie ambiante.