Le Disque rouge (Il Ferroviere) était, de tous ses films, celui que Pietro Germi aimait le plus (il le dédia d’ailleurs à sa fille Lidia). Il faut dire que ce portrait d’un homme « à l’ancienne » tenait beaucoup de la projection autobiographique, à tel point qu’il interpréta lui-même, brillamment, le personnage. Le Disque rouge est le dernier film de Germi à s’inscrire dans une veine clairement « néoréaliste », avant ce vrai-faux policier que sera Meurtre à l’italienne, et surtout avant qu’il ne s’acoquine avec la comédie à l’italienne (Divorce à l’italienne, Séduite et abandonnée, etc.), Carlotta ressort justement ce mois-ci trois films de Germi : Le Disque rouge, Meurtre à l’italienne et Ces messieurs dames. Coup de projecteur sur le premier d’entre eux.
Andrea Marcocci (Pietro Germi) est un cheminot un peu rustre mais fondamentalement bon, fatigué par le travail, qui s’arrête prendre un verre à l’auberge avec ses amis, le soir de Noël. Mais le verre se dédouble et se redouble, la famille attend en vain, et sa fille, surtout, perd l’enfant qu’elle attendait. Rongé par le remords de n’avoir pas été là, Andrea sombre dans un cercle infernal, qui voit se détruire peu à peu tout ce en quoi il croyait. Difficile à croire, mais sur un fond si sombre, Le Disque rouge est un film plutôt optimiste. Si tant est que l’on suive Germi dans une voie qui teinte l’optimisme de nostalgie.
Le DVD édité par Carlotta propose une introduction de Jean Gili, mais contextualise efficacement le film en quelques minutes. On y trouvera aussi la bande d’annonce d’époque. Une bande annonce « à l’ancienne », dont voici quelques morceaux choisis :
Un film « ni en Technicolor, ni stéréophonique, ni en cinémascope »
« Depuis 1949, on n’avait plus produit en Italie un tel film. Il n’est ni en Technicolor, ni stéréophonique, ni en cinémascope. Mais Il Ferroviere, réalisé et joué par Pietro Germi, restera dans toutes les mémoires. Vous serez bouleversés par une représentation de la vie que seul le cinéma d’autrefois savait offrir. » 1949 ? C’est l’année de sortie d’un film phare du néoréalisme italien, le Voleur de bicyclette, de Vittorio De Sica. C’est en 1954, soit deux ans avant Il Ferroviere, que sort sur les écrans italiens le premier film tourné en Cinémascope, La Tunique (The Robe, Henry Koster, 1953). Passant par-dessus une forme de modernité technologique, la bande-annonce renvoie le film aux plus beaux jours d’un cinéma italien né sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale : celui d’un « enregistrement » authentique d’une certaine réalité, celle, avant tout, du prolétariat et du sous-prolétariat italiens. Comme dans Le Voleur de bicyclette, d’ailleurs, Il Ferroviere est d’abord l’histoire d’un père et de son fils : d’un héros « moderne », c’est-à-dire faible ou faillible, et d’un gamin à la dure école de la vie. Comme toujours chez Germi, la dimension sociale est première : loin de n’être qu’une toile de fond, l’ancrage social est le moteur de l’histoire. Jean Gili rappelle d’ailleurs dans l’introduction du DVD que les scénaristes (Pietro Germi, Alfredo Giannietti et Luciano Vincenzoni) allaient lire leur texte dans une auberge, afin de faire une vérification sur le terrain. La particularité du film est que cet ancrage social reste explicitement déconnecté d’une quelconque affiliation politique : Pietro Germi se méfiait des communistes comme de la « scarlatine » (« un mal, moins grave que le cancer, mais un mal tout de même », disait-il), contrairement à la grande majorité de ses collègues en cinéma (et au milieu intellectuel en général, qu’il aimait de toute façon assez peu). Il n’hésite pas à critiquer aussi bien le parti que les syndicats dans son film. Quand Andrea Marcocci sera au fond du trou, l’entraide viendra de la famille, des amis, c’est-à-dire des individus, et pas de ces formes d’organisation incapables de la moindre humanité.
« Un film simple et puissant »
Il y a chez Germi une forme de moralisme, qui le poussera vers la comédie à l’italienne dès lors qu’il s’attachera à représenter des classes sociales avec lesquelles il n’a manifestement pas beaucoup d’affinités : l’aristocratie mourante de Divorce à l’italienne, ou la bourgeoisie moderne et décadente de Ces messieurs dames. Il Ferroviere s’inscrit dans la droite ligne des films précédents : si le milieu social tend à déterminer ce qui arrive aux personnages (à partir du malheur initial, le suicide, se produit une réaction en chaîne, une série quasi invraisemblable de déchéances, échecs etc.), il y a dans le petit peuple une ressource inépuisable, un « stock » de valeurs fondamentales grâce auxquelles il peut lutter : la famille, le travail, l’amitié, la solidarité. Andrea Marcocchi est un homme « sec comme le vin qu’il boit » (« des personnages secs comme le vin qu’ils boivent », dit encore la bande-annonce) : âpre, têtu, bourru, violent même. Mais cette rudesse n’est que le symptôme d’une grande désillusion face à la société contemporaine, au délitement de tout ce en quoi il croit : son fils aîné traîne avec des voyous, sa fille trompe son époux, ses collègues l’abandonnent. Rien d’étonnant à ce qu’il se réfugie dans l’alcool, dans l’adultère, lui aussi ; rien d’étonnant à ce qu’il abandonne les siens et devienne un briseur de grève…
« Ses yeux sont le miroir de toute l’histoire »
Il y a là une forme de simplisme, mais par bonheur, Germi n’accuse ni n’excuse son personnage. Andrea est responsable, mais pas coupable. Germi évite le simplisme grâce à la remarquable authenticité de l’interprétation. La sienne, tout d’abord. Car qui d’autre que lui-même pouvait interpréter cet Andrea « à l’ancienne », tel que lui-même aimait se définir ? Un Andrea un peu trop amateur de vin, le cigare toscan aux lèvres, comme Germi lui-même. L’identification acteur-personnage se prolongera d’ailleurs avec Meurtre à l’italienne, avec cet autre « homme à l’ancienne » que sera Ingravallo. Mentions spéciales, aussi, pour Luisa Della Noce, la mère, et Saro Urzì, le fidèle ami à la vie comme à l’écran. Mais cela ne suffirait pas, sans une réelle maîtrise de la mise en scène et de la narration. Les superbes gros plans qui ouvraient Le Chemin de l’espérance le disaient déjà : ce qui est au centre du cadre, ce qui le remplit, chez Germi, ce sont les individus avant tout. Il n’y a pas un plan qui ne soit « humain », et qui ne sache pourtant tenir à distance l’empathie mièvre que le pathétique des situations pourrait susciter. Surtout, cette sobriété et cette justesse de ton malgré tout doivent beaucoup à autre facteur : le choix narratif de faire raconter l’histoire par l’enfant, interprété par le très convaincant et touchant Edoardo Nevola, que la bande-annonce définit avec emphase comme « l’enfant le plus talentueux de toute l’histoire du cinéma ». Il y là quelque chose qui annonce Divorce à l’italienne : dans ce film, le cynisme cruel, l’ironie décapante de la comédie viendront en partie du fait que le récit était fait, grâce à une gigantesque flash-back, par le baron Cefalù (Marcello Mastroianni). Ici, les grandes considérations morales passent par le prisme d’une naïveté enfantine qui les autorise (la vérité sort toujours de la bouche des enfants, non?).
« Des sentiments éternels et universels »
Il Ferroviere peut se regarder comme un conte. D’ailleurs, il commence le soir de Noël, et se termine un an plus tard, le soir de Noël. À le voir, on pense – un peu – à Capra et à La vie est belle (1946). D’un Noël à l’autre, l’abandon a fait place à l’amitié et à l’amour. Sur un fond de tristesse et de nostalgie, une certaine foi se dit, celle de l’esprit de Noël, celui de la « religion » au sens étymologique simplement, celui du lien entre les individus. L’épilogue qui clôt le film n’est peut-être pas si loin d’un « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». L’histoire se répète en tout cas. Il y a là une forme d’utopie passéiste : le bonheur est dans le passé, semble-t-il, dans sa préservation, sa répétition.
Germi n’avait assurément pas volé une certaine réputation de moraliste, mais il sait la plupart du temps donner à ses films la tournure qui leur permettra de ne pas en rester là. C’est sans aucun doute avec le sel de la satire qu’il sera le plus percutant, mais avec Il Ferroviere, il réalise une œuvre qui gagne à être revue.