Comme des voleurs (à l’est) est le premier volet d’une tétralogie consacrée aux quatre points cardinaux et à l’Europe, elle s’avère aussi prometteuse que le jeune réalisateur suisse qui l’entreprend. Omniprésent mais essentiellement hors champ dans son précédent film (Garçon stupide), Lionel Baier endosse cette fois sans complexe l’habit du cinéaste-acteur-personnage et embarque le spectateur dans une aventure où l’emboîtement complexe des identités et la difficile construction des individus se mêlent aux relations entre un frère et une sœur.
Première des nombreuses bonnes nouvelles, Comme des voleurs (à l’est), histoire d’identités individuelles, collectives et familiales, ne se présente pas sous la forme d’un pensum moralisateur ou plombant. Il s’agit plutôt d’un réjouissant et fantaisiste jeu de piste, finement écrit et interprété par des acteurs dont l’adhésion au projet et au propos crève joyeusement les yeux. Le dispositif de mise en scène est ici moins sophistiqué que dans Garçon stupide. Dans ce dernier, Lionel Baier se maintenait, dans la scène finale mise à part, hors champ, à la fois partie prenante de l’histoire et sorte d’interviewer distancié. Il se recentre ici sur un récit qui s’apparente à une aventure tout à fait assumée. Et la présence de réalisateur en tant qu’acteur et personnage (son homonyme) à l’écran dicte ici, en quelque sorte, la mise en scène. De ces choix, il résulte un alliage de simplicité et de spontanéité maîtrisées au service de la précision, de l’efficacité et de beaux moments de comédie, rares si rares sur les écrans.
Lionel, 30 ans, journaliste lunaire à la radio suisse romande, est bouleversé d’apprendre qu’une partie de sa famille est originaire de Pologne. Il se lance alors, entraînant en même temps qu’il est entraîné par sa sœur Lucie, à la poursuite trépidante de son identité. Ce mouvement centrifuge travaillait déjà le film précédent, mais il est ici encore plus affirmé, et surtout le décentrement géographique se réalise. Cette quête se fait sous le patronage de L’Or de l’écrivain franco-suisse Blaise Cendras que le personnage a toujours sous la main et qui se termine ainsi : « Qui veut de l’or ? Qui veut de l’or ?» Lionel bien sûr. Ce dernier vit la chose par le fantasme et l’imaginaire, notamment par l’intermédiaire de cet ouvrage. Sa sœur Lucie, plus pragmatique, n’a de cesse de le tirer en dehors de ce rapport fictionnel au réel.
Un peu à la manière de poupées russes, le cinéaste organise une sorte d’emboîtement des identités. D’abord celle de Lionel Baier personnage et de Lionel Baier cinéaste, mais aussi celles de sa sœur, de sa famille, de la Suisse et de l’Europe. Aimant « qu’un personnage soit la rencontre de deux entités : une créature fictionnelle et un être bien réel », c’est avec un culot certain que le jeune réalisateur endosse ce statut de cinéaste-acteur-personnage. Mais la remarque vaut pour les autres personnages qu’il parvient à faire exister à l’écran. Outre le patronyme du héros, la dimension autobiographique pointe puisqu’il faut souligner la ténuité du lien de parenté entre le personnage et le cinéaste qui partagent un grand-père polonais et le fait d’être le fils d’un pasteur. Lionel Baier fait de cette permanente ambiguïté un jeu de piste, n’excluant pas le spectateur, au contraire le conviant toujours habilement et généreusement, laissant à celui-ci le soin et la possibilité de déambuler dans les tours et détours de la fiction.
Cette découverte de ses origines polonaises est pour Lionel l’occasion de se réinventer une identité. Épousant la Pologne, il s’invente littéralement, devient autre : du point de vue vestimentaire et linguistique, aussi en supporter de l’équipe nationale. Mais surtout, surprenant son monde, un nouveau genre sexuel s’impose à lui : il annonce son « mariage d’amour arrangé » avec Ewa, belle et jeune fille au pair, travailleuse clandestine exploitée. Autour de ces questions, Lionel Baier flirte avec un joyeux politiquement incorrect lorsque son personnage joue avec les pires clichés nationaux (fameux couple de hooligans slovaques !) ou interroge son entourage quant à son type physique : une forme des yeux et du crâne qui feraient de lui un slave. Aussi, à mesure que son personnage et le film s’éloignent de la Suisse, il est aussi évident que le propos s’en rapproche. D’où ce double mouvement, à la fois centrifuge (le départ) et centripète, qui traverse le film. Notamment une dénonciation, subtile car jamais formulée en tant que telle, du raidissement identitaire helvète qui a résonné dans les urnes en octobre dernier. Le paradis helvète reçoit ainsi quelques coups de griffe bien sentis : lorsque Lionel demande à ses parents s’ils ont bien des origines polonaises, on lui répond qu’il vient du canton de Vaud…
Comme des voleurs (à l’est), par le biais de ces jeunes adultes que sont Lionel et Lucie, est aussi une superbe évocation du rapport entre un frère et une sœur. Au tiers du film, le réalisateur se recentre sur cette relation qui prend la forme d’une échappé belle façon road-movie à travers l’Europe centrale avant d’aboutir en Pologne. L’hétérosexualité « retrouvée » et le mariage à venir arrangent les parents, tout heureux de ce retour à la norme du fiston. Lionel Baier prolonge ainsi sa réflexion sur ce thème, n’oublions pas que papa est pasteur et que l’on se trouve en Suisse. Seule Lucie, dont le couple est en échec, y voit une sorte de trahison matinée de jalousie. Troubles et ambigus sentiments fraternels. C’est en tous les cas à ce moment que se produit le pétaradant départ, en contrebandiers de l’identité plus qu’en voleurs. Cette échappée entre frère et sœur est l’occasion, peut-être la dernière, d’écrire, enfin, sa propre histoire et de s’inventer un futur. Les personnages saisissent cette chance au vol, celle d’être à part entière. Dans le roman de Blaise Cendrars, Johann August Suter, dans un premier temps richissime pionnier américain, vit une chute tragique. Au terme de Comme des voleurs (à l’est), c’est plutôt Lucie qui fait fortune. Mais Lionel, dépouillé de tout, notamment de ses illusions, n’est pas perdant pour autant.