Un journaliste doit s’improviser critique de cinéma pour la feuille de chou d’une vallée suisse perdue. À Lausanne, l’imposteur tombe sous le charme d’une critique légitime. Sexe, pouvoir et ascension sociale figurent au menu d’un film, comme toujours chez Lionel Baier, marqué fortement par la citation littéraire (ici une libre transposition de Bel-Ami de Maupassant) et cinématographique (la modernité et les nouvelles vagues européennes). Au risque de lasser? Non, et bien au contraire, puisque liberté de ton, plaisir communicatif du jeu et fantaisie emportent tout sur leur passage.
La scène d’ouverture annonce un film marqué par les éveils de multiples désirs d’un être. Le spectateur est plongé dans l’habitacle d’une voiture dont le pare-brise est recouvert de neige. L’épaisse couche est retirée de l’extérieur, par Lionel Baier, dont ce sera la seule apparition, hitchcockienne, à l’écran pour ce film. Tout le long d’Un autre homme, on suit le déploiement de François (Robin Harsch), comme si des œillères s’écartaient progressivement. D’une façon pas du tout morale, mais là n’est vraiment pas le plus important, et c’est ce qui rend souvent jouissif le cinéma du Lausannois. François partage la vie de Christine (Élodie Weber), une jeune institutrice, et arrive dans la vallée glacée de Joux pour remplir les colonnes de L’Écho du coin. Son contrat indique qu’il doit critiquer le film hebdomadaire du cinéma municipal, un art auquel il ne connaît et n’entend rien… Pensant que les ploucs locaux du coin n’iront jamais y fourrer leur nez, il pompe ses critiques dans le très savant magazine Travelling, inventé pour l’occasion, et descend allègrement les films proposés, dont Last Days de Gus Van Sant. Cette pierre d’achoppement va entraîner le personnage dans une double vie: un tourbillon de mensonges et d’impostures, mais aussi la découverte de ses désirs.
L’horizon géographique du film et du personnage, d’abord marqué par l’aspect confiné et provincial de la vallée, s’élargit en se partageant avec Lausanne. Il s’agit du lieu de la légitimité et de l’ascension sociales, reprenant ici la trajectoire de Georges Duroy, Bel-Ami, dans les milieux journalistiques parisiens. François se met à fréquenter les projections de presse où il tombe sous le charme de Rosa Rouge (Natacha Koutchoumov) qui travaille pour un grand quotidien, dont le directeur n’est autre que son père. La jeune femme, sûre d’elle et de ses charmes, se révèle dominatrice dans une relation non dénuée de perversité et de cruauté, où François fait un peu figure de sex-toy. Mais qu’à cela ne tienne, puisqu’il s’agit de l’éducation d’un personnage qui engrange et trace son sillon intérieur et personnel. En apprenant à mépriser, il finira par apprécier, avoir des goûts et des avis, et tout simplement s’apprécier lui-même. De la même manière que dans Comme des voleurs (à l’est); peu importe le chemin pourvu que l’on soit plus riche au bout de l’aventure.
Lionel Baier a un petit côté pèlerin avec cette volonté affichée de réactiver le charme et la fraîcheur de la Nouvelle Vague. Sans le côté rance, car c’est aussi un cinéma et un jeune homme tout à fait de son temps, on pourrait parler d’une certaine forme de nostalgie. Notamment en situant cette intrigue dans le milieu de la critique cinématographique, comme une volonté de remettre au goût du jour l’âge classique de la cinéphilie. Dans le roman de Maupassant, Bel-Ami et Madame Walter fixent leur premier rendez-vous galant dans l’église de la Trinité. Ici, la salle de cinéma, où se rencontrent Rosa et François et où ils connaissent leur première relation sexuelle, s’apparente à temple sacré; lieu de querelles entre les «chapelles» (les hitchcocko-hawksiens des Cahiers affrontaient les mac-mahoniens de Positif) et surtout là où, selon la célèbre formule attribuée à André Bazin, «le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs.» Un autre homme s’organise ainsi comme un jeu de piste cinéphile très référencé. Cela commence ici par des conditions de tournage légères, Lionel Baier tient lui-même la caméra et compose un noir et blanc contrasté.
Ici la touche est sans conteste godardo-truffaldo-chabrolienne. Mazette! Godard pour l’aspect visuel, avec «un cadre proche de la vignette » (le réalisateur convoque aussi les gravures de Valloton) et l’intégration de signes dans les plans (voir ci-dessus, la photo de gauche); on pense, entre autres, à Made in USA, les éclatantes couleurs en moins. Truffaut ensuite, pour le goût de l’emphase, et l’érotisation, certes ici beaucoup plus explicite, de la relation entre Rosa et François. Chabrol enfin, pour la satire sociale grinçante et amorale prenant ses sources dans la littérature du XIXe siècle. Aussi, concernant ce dernier, pour la petite mélodie lancinante, celle du récit et les notes musicales elles-mêmes. Il y a une volonté constante de faire entrer un cinéma aimé et admiré dans le sien, non de l’imiter mais de l’épouser pour lui rendre hommage. Et que dire de la présence de Bulle Ogier dans la scène finale. Clin d’œil à La Salamandre (Garçon stupide se faisait en quelque sorte sous les auspices du film d’Alain Tanner) évidemment, mais Lionel Baier voulait que le personnage « rencontre le cinéma en chair et en os, qu’il soit passé de l’écran aux mots, puis à la chair. » Ici, on pense beaucoup à Baisers volés, lorsque Antoine Doinel déclare à propos de Fabienne Tabard (Delphine Seyrig): «ce n’est pas une femme, c’est une apparition.»