La sortie d’Un autre homme est l’occasion d’une nouvelle rencontre avec le cinéaste suisse, accompagné de Daniel Chabannes, son producteur et distributeur (Épicentre Films). Des échanges stimulants dans la bonne humeur, où l’on apprend notamment ce qui permet au malicieux Lionel Baier de « mettre des mains au cul aux spectateurs ». Dans ses films, cela va de soi…
Après Garçon stupide en 2005, Comme des voleurs (à l’est) en 2007, c’est au tour d’Un autre homme de sortir en France, vous dites avoir tourné ce film de manière presque clandestine. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la naissance de ce projet et les conditions du tournage ?
Si c’est clandestin, c’est que je ne dois rien dire… Oui, c’est un film qui a été fait avec très peu de moyens. Je l’ai tourné entre Comme des voleurs et pendant l’écriture du prochain, sans attendre les aides européennes ou suisses. J’ai donc effectivement tourné avec très peu d’argent et de manière un peu clandestine, puisque la règle, qui vaut aussi bien en Suisse qu’en France, dit qu’il ne faut pas avoir commencé le tournage pour bénéficier de ces aides. Donc on a tourné tout le film en faisant semblant de faire des essais, puisqu’on espérait potentiellement recevoir une aide nationale. Le film a ainsi été tourné à la hussarde, avec des moyens proches du documentaire, avec une toute petite équipe, dans différents lieux publics, en essayant d’attraper les acteurs quand ils étaient là. Puis aussi en attendant la neige, qui se fait rare en Suisse, étant donné qu’une partie du film se déroule dans des paysages blancs…
… De la neige, il y en a tout de même dans Un autre homme…
… Parfois de la neige carbonique d’ailleurs, de la neige de pompier…
On est en présence d’une fable grinçante autour de l’ascension sociale, de l’imposture et de la séduction ? Est-ce que vous pouvez présenter l’histoire d’Un autre homme ?
Il s’agit d’un homme, François, que rien ne prédestine à être critique de cinéma et qui, par un concours de circonstance, se trouve obligé à devoir écrire quelques lignes sur les films qui passent dans le petit cinéma local d’une région reculée du Nord de la Suisse, la vallée de Joux. Et comme il n’a aucune idée, il recopie mot à mot les articles d’une revue, Travelling, dont la couverture s’apparente aux Cahiers du cinéma des années 1970. Cette tricherie va le mettre en contact avec Rosa, une critique de cinéma « légitime ». Entre ces deux personnages va se développer une relation assez perverse, qui va mener notre personnage dans un monde qu’il ne connaît pas.
On retrouve une caractéristique de votre cinéma, ce goût de la citation, cette manière de faire entrer littérature et cinéma dans vos films… Notamment avec cette présence en chair et en os d’un des plus fameux corps du cinéma moderne européen, Bulle Ogier.
Comme le dit l’un des critiques dans Un autre homme, les citations, c’est-à-dire les œuvres dont on parle dans une autre, c’est comme « les mains au cul dans les repas familiaux, c’est obscène et incestueux, mais j’adore les mains au cul. » Et l’on se fait beaucoup tâter le cul dans ce film. Plus sérieusement, le fait de se nourrir des autres arts est quelque chose de propre au cinéma, puisque ce dernier s’impose comme une accumulation des autres pratiques artistiques. Dans le cadre de ce que l’on a appelé la modernité cinématographique, on s’amusait à se citer les uns les autres ou à faire « à la manière de ». C’est donc forcément un clin d’œil à cette période du 7e art, et la présence de Bulle Ogier participe de cela. On trouve cette tendance aussi dans les arts de la scène en général, comme la danse contemporaine. C’est un vrai contrepoint par rapport au monde de l’écrit qui se défend toujours de citer ou de copier. Le personnage dans le film commet le péché maximum pour un journaliste et un critique, c’est-à-dire le plagiat intégral. Au fond, comme ce dernier, je suis un réalisateur qui prend un matériau qui n’est pas le mien pour en faire quelque chose qui m’appartient. Donc le film joue beaucoup sur l’idée de la citation, de la reproduction de motifs. Et même de la copie, parce que c’est à l’image de mon personnage principal. Mais je crois que c’est davantage admis dans le cinéma, ou même revendiqué. Dans un film comme le dernier « X‑Men », Wolverine, on va retrouver des choses prises dans les classiques du cinéma américain, des figures de style, des constructions psychologiques copiées sur la mythologie…
Il y a aussi cette transposition assez libre de Bel-Ami de Maupassant.
Il y a effectivement quelque chose de Bel-Ami dans ce personnage, mais c’est plutôt autre un livre, La Vie meurtrière, qui a servi de trame narrative. C’est un des trois romans de Félix Valloton, surtout connu pour ses peintures et gravures ; il s’agit d’un type, au début du XIXe siècle, qui n’a pas de talent mais qui veut devenir peintre. Il parvient à être seulement critique artistique dans une grande revue parisienne. Il tombe amoureux de la femme de son éditeur. Pas très habile et entraîné dans une suite de quiproquos, il tue ce dernier. Ce roman m’avait frappé par le portrait d’un homme sans qualités, comme Duroy dans Bel-Ami, sans que cela ne l’empêche de devenir quelqu’un au moyen de stratégies et d’impostures diverses. C’est un type de figure qui m’intéresse. C’est ce que l’on fait tous à des degrés divers : on a relu Proust, mais on ne l’a jamais lu pour la première fois… Cette hypocrisie, ce petit jeu intellectuel, nous permet de se cacher. Ici on est mis en présence de quelqu’un qui le fait frontalement face au spectateur, et l’on est en quelque sorte obligé de s’y identifier. Accomplir ce tour de passe-passe m’amusait beaucoup.
Le film est un jeu de piste cinéphile, on peut clairement identifier Chabrol dans la satire sociale, Truffaut par d’autres aspects, ou encore Godard dans certaines compositions visuelles.
Je dis ni oui ni non pour toutes ces références, le film est un peu une auberge espagnole, on peut y voir beaucoup de clins d’œil et y prendre ce que l’on veut. Quelqu’un y a vu une citation d’un film que je n’avais absolument pas vu. Mais j’ai répondu : « oui, tout à fait…»
Avec un tel film, on est curieux de savoir qu’elle fut votre trajectoire de cinéphile ? Comment êtes-vous entré en cinéma ? Comment vous êtes-vous constitué votre culture cinématographique ?
C’est en fait très précis, ça date de l’été 1986, j’avais donc dix ans. TF1 diffusait tous les dimanches soir un Hitchcock de la période technicolor, avec Sir Alfred qui présentait ses films dans un générique. Je me demandais qui était ce type qui racontait ces histoires. C’est très précisément dans la scène de poursuite en voiture de Complot de famille, son dernier et de loin pas le meilleur, que je fus frappé. Dans cette séquence, le couple descend un col et fait face à tout un tas d’obstacles : des vacanciers, un tracteur… La fille crie, les freins ont lâché, et il n’y a absolument pas de musique. Et je me souviens m’être dit que c’était étrange ; normalement l’orchestre débarque, on fait partir les cuivres et ça y va. Une évidence s’est imposée : « tiens, il y a différentes manières de raconter des histoires. » Et c’est le type un peu gros qui présentait le film qui a voulu ça, et non les acteurs. C’est précisément cela qui m’a amené à faire connaissance avec le cinéma. Puis par ricochets, quand vous vous intéressez à Hitchcock, adolescent vous tombez sur un livre d’entretien avec Rohmer et Chabrol publié en 1957, puis le « Hitchbook » de Truffaut. Logiquement, on se penche ensuite sur la Nouvelle vague, donc sur le cinéma américain des années 1940 et 1950, et ainsi de suite… Et puisque j’ai grandi à la campagne et qu’il n’y avait pas de salle art et d’essai à proximité, j’entendais parler des films, je lisais sur eux avant de les voir. Cette cinéphilie est beaucoup passé par une approche littéraire du cinéma, par l’écrit et la critique, Daney notamment. Voilà comment cette culture cinéphile s’est constituée, celle qui me permet aujourd’hui de mettre des mains au cul à tout le monde dans mes films…
À une échelle plus réduite que dans Comme des voleurs, on retrouve dans votre dernier film le déplacement dans l’espace comme moteur de la dynamique intérieure des individus, ici de la très provinciale vallée de Joux à Lausanne.
Il y a quelque chose de très suisse dans ce déplacement. Quand vous habitez la vallée de Joux, vous êtes à trente minutes en voiture de Lausanne et Genève, qui sont de grandes villes à l’échelle du pays. Quand vous êtes dans la vallée de Joux, vous avez vraiment la possibilité d’être provincial, en même temps vous êtes tout près de ces deux villes qui se sont constituées comme des centres, des petites capitales qui ont tout ; des cinémathèques, des institutions, des métros… J’aimais bien le fait que le personnage n’arrête pas de naviguer entre ces deux entités ; la vallée de Joux comme un état initial, presque rousseauiste, et Lausanne comme quelque chose de très construit, avec des codes à intégrer. Sa vie est aimantée par ces deux pôles, jusqu’à ce que l’un finisse par le tirer en le coupant de l’autre. Ce rapport à l’espace est très différent de celui de la France, avec, notamment dans la littérature, cette figure du provincial montant à Paris, souvent pour y rester un certain de temps, au moins beaucoup plus qu’une journée.
Vous êtes très attaché à cette idée d’initiation que l’on retrouvait déjà dans Garçon stupide…
C’est un film qui est avant tout sur la découverte du désir. Il se déroule dans le milieu de la critique de cinéma, mais il y a beaucoup de fesse. Je dis ça pour que les gens aillent le voir dès mercredi… Ce n’est pas tant le désir de cinéma que celui pour cette critique de cinéma qui l’anime. François apprend à devenir un jouet puisqu’elle va le réifier, le « sadiser ». Lui-même va finir par comprendre quelle est sa position dans ce couple ; il accepte d’être un objet, d’être mené à la baguette, au sens premier puisqu’il y a cette scène avec les baguettes chinoises.
En apprenant à mépriser, François apprend aussi à apprécier et à s’apprécier.
Il comprend que le cynisme peut être un code et une forme d’intelligence ; en en usant de manière habile, mesurée et opportuniste, c’est une façon d’être mystérieux.
Vos trois derniers films sont sortis en France, quelle sera la distribution d’Un autre homme ?
(Daniel Chabannes prend la parole)
Le film va sortir dans le milieu des exploitants indépendants aussi bien à Paris, où on est surtout soutenu par le groupe MK2, qu’en province. C’est une petite sortie, on a surtout très envie de suivre Lionel. Et c’est ce que nous faisons depuis Comme des voleurs, qui d’ailleurs est disponible en DVD… En fait, la politique d’Épicentre films est de travailler avec des auteurs, sur la longueur, plutôt que de se placer sur des grosses sorties sur 800 copies. Et d’ailleurs, nous ne pourrions pas nous le permettre…
(Lionel Baier tient à ajouter)
Et je signale que je fais les fêtes de familles, les pâques orthodoxes, les bar-mitzvah… Je fais tout, pas de problème !
Quelle est la réception de vos films en Suisse ?
En fait personne ne va les voir, mais tout le monde me connaît. Ce qui est le drame le plus absolu et j’aurais voulu l’inverse. Il m’arrive de faire des chroniques à la radio nationale, donc les gens savent qui je suis, ils pensent d’ailleurs que je ne fais que ça. « Ah bon ! vous faites aussi du cinéma » me disent-ils. Mes films existent essentiellement grâce à leur diffusion en France, dans les autres pays européens et en Amérique du Nord. Peut-être que les Suisses trouvent que c’est un cinéma trop français, et les Français un cinéma bizarrement suisse… Il y a aussi qu’avec ces films tournés en Suisse, mes concitoyens ont une certaine anxiété à voir ces lieux, et non un vrai plaisir…
Et vous égratignez beaucoup la Suisse.
Oui, je suis un peu méchant en règle générale, il faudrait que je sois plus gentil…
Comme des voleurs était le premier volet d’une tétralogie des points cardinaux. Quel point cardinal va suivre après l’est ?
Le sud. Ce sera entre l’Andalousie, le sud de la France et la Sicile. Il y aura du soleil, mais ce ne sera pas rigolo. La seule chose qui relie ces films est le fait qu’ils soient basés sur le principe du road-movie. Il s’appellera sans doute Rien d’aimable (au sud).