Si la réussite d’un premier long métrage se mesure à la capacité de son réalisateur ou sa réalisatrice à imposer un univers singulier et très personnel en une poignée de plans, il est évident que Corpo Celeste, premier long métrage d’Alice Rohrwacher, est un splendide coup d’essai. Quelque part, en Italie, sur un terrain vague sordide situé sous un pont, une improbable procession se prépare. Quelques âmes pieuses se bousculent autour d’un char de pacotille sur lequel un prêtre visiblement agacé doit prononcer un discours en attendant l’arrivée d’une personnalité attendue. Parmi les badauds, une petite fille, au bord de l’adolescence, semble beaucoup plus intéressée que sa mère ou sa sœur : c’est Marta, de retour dans la petite ville de Calabre où elle est née et qu’elle ne connaît pas.
En quelques minutes, le décor est magnifiquement planté : l’Italie du sud, ravagée par la précarité, loin des clichés lumineux (les habituelles cartes postales) ou glauques (la Mafia) habituels, sert ici de toile de fond au récit du rude éveil au monde de cette jeune héroïne au doux et bouleversant visage, écartelée entre l’émouvante naïveté de l’enfant toute entière dévouée à l’univers rassurant de sa religion et sa difficile adaptation à un quotidien morne et sans éclat. Le visage ébahi et impatient de la jeune fille émeut d’emblée par sa générosité totalement dénuée d’arrière-pensée qui illumine ces lieux crasseux et déprimants, théâtre dérisoire d’une mise en scène à laquelle personne ne croit vraiment, à commencer par le prêtre lui-même, qui s’ennuie à mourir et attend désespérément une mutation. C’est que même les représentants de Dieu veulent fuir cette région dévastée, où l’avenir est si sombre que même les chatons terminent leur course dans les égouts…
De bonne foi
Dénuée de toute coquetterie, la mise en scène d’Alice Rohrwacher ne cherche ni à enjoliver, ni à enfoncer le clou et maintient un bel équilibre entre un geste documentaire (genre dont elle est issue) d’une redoutable âpreté et la douceur d’une caméra qui ne lâche presque jamais ce passionnant petit bout de femme en devenir, qui s’accroche à sa foi comme à une bouée de sauvetage. Marta contemple la ville en chantier, monte sur les toits d’immeubles dont on ne sait pas bien s’ils seront finis un jour, erre au bord des routes et cherche la beauté là où, a priori, elle n’existe plus depuis longtemps. Point de soleil ici, le gris domine et contamine tout. Autour de l’enfant se dresse une étonnante communauté religieuse, que la cinéaste a le bon goût de ne jamais railler. Il en résulte de bouleversants personnages secondaires, à l’instar de cette touchante grenouille de bénitier, entièrement dévouée à l’église et à son prêtre, dont elle est secrètement amoureuse. Qu’elle se casse la figure devant ses élèves hilares ou qu’elle s’allonge sur le lit de l’objet de son affection par désespoir de le voir partir, elle n’est jamais grotesque : Alice Rohrwacher la filme comme l’infatigable soldat d’une armée de vaincus qui ne savent même plus pourquoi ils se battent, et dont le général est lui-même au bord de déserter.
Entre la petite Marta et le silencieux prêtre Don Mario se noue une relation aussi inattendue qu’incongrue : elle s’est enfuie, il la retrouve par hasard et l’embarque avec lui sur son trajet vers un village perdu où se trouve un Christ qu’il doit récupérer pour son église. Là, au milieu de nulle part, Marta rencontre un vieil homme, qui lui laisse entrevoir une autre façon d’appréhender sa foi. Si Dieu existe, où se cache t‑il ? Alice Rohrwacher s’amuse à glisser un malicieux clin d’œil sous la forme d’une sortie de route pleine de poésie : c’est là, au bord d’une falaise, que la lumière apparaît enfin et qu’un étrange dialogue sans paroles naît entre la jeune fille et le prêtre. Corpo Celeste évoque souvent le joli film de Katell Quillévéré sorti en 2010, Un poison violent, qui racontait l’éveil mystique d’une adolescente bretonne. Du sud de l’Italie à la pointe ouest de la France, les interrogations sont les mêmes et la révélation, tout aussi divine : là encore, une belle cinéaste est née.