Cinquième long-métrage d’Alice Rohrwacher, Heureux comme Lazzaro est une fable politique sur la captivité : celle à laquelle sont condamnés, semble-t-il depuis toujours, une cinquantaine de paysans réduits au servage par une aristocrate fin de race, qui règne sur une plantation de tabac séparée du reste de l’Italie à la suite d’une inondation. Ignorant tout de ce qui se passe en dehors de cet isolat, ces exploités, incapables de mesurer l’étendue de leur servitude, se sont résignés à leur condition. À l’intérieur de ce premier « cercle », la séquestration prend des formes subalternes, comme celle qui fait de Lazzaro, personnage de « ravi » dont l’innocence frôle l’absurdité, l’esclave consentant de sa propre communauté. De son côté, la marquise exerce une emprise étouffante sur son fils, Tancredi, qu’elle contraint à rester à la campagne alors qu’il y crève d’ennui. Et ce dernier instrumentalisera son amitié naissante avec Lazzaro afin d’orchestrer un simulacre d’enlèvement. Ce subterfuge fera du jeune héritier frustré le premier à pouvoir s’enfuir en ville, pour y refaire sa vie grâce à l’argent de la rançon. Il sera bientôt suivi des païsans, que la police, stupéfaite, découvre dans un état de dénuement absolu. Ce serait toutefois se tromper que de prendre leur libération pour une émancipation.
Si la première heure du film, la plus réussie, remet en mémoire Le Village, de Shyamalan, elle convoque surtout le souvenir de Salò, de Pasolini, dont elle se réapproprie le fantasme totalitaire (sans la dépravation sexuelle). Pasolini aussi, parce que Rohrwacher porte à ses paysans un amour comparable à celui que le cinéaste romain vouait aux classes laborieuses. Grâce à un 16 mm aussi âpre que somptueux, où l’aveuglante luminosité des jours contraste avec la sous-exposition des nuits, Rohrwacher restitue la dure vie des champs, qui se pare de vertus mythologiques à mesure que le récit mue en allégorie. En chemin, il se charge d’un symbolisme parfois inutile, à l’image de ce loup, animal-totem du film, comme le coyote est celui d’Under the Silver Lake, de David Robert Mitchell. L’ambition de Rohrwacher est claire : elle veut montrer que rien n’a changé en Italie, que les pauvres d’hier sont devenus les miséreux d’aujourd’hui, à ceci près qu’ils survivent dans des zones urbaines aussi aliénantes que les campagnes qu’ils ont été forcés de quitter. Malheureusement, la seconde partie du film abonde en scènes qui sursignifient la critique sociale, comme celle au cours de laquelle Lazzaro est passé à tabac par la clientèle d’une banque qui le confond avec un braqueur. On l’a compris, les antagonismes de classe s’exercent désormais à tous les niveaux, y compris contre cette figure de saint, victime expiatoire d’une société ivre de ressentiment, où même les riches paraissent se clochardiser à vue d’œil.