Si le Grand prix du Festival de Cannes avait peut-être été remis de façon précoce à Alice Rohrwacher pour Les Merveilles en 2014, quatre ans avant le plus troublant Heureux comme Lazzaro (reparti, lui, avec le prix du scénario), le film témoignait déjà des principales qualités (mais aussi des défauts) de cette voix importante du nouveau cinéma italien. Le temps d’une scène extraordinaire de tournage d’une émission de télévision ringarde, ce film arty et solaire délaissait la chronique familiale plus convenue, pour ensuite la retrouver en épilogue. Aujourd’hui encore, le cinéma d’Alice Rohrwacher semble tiraillé entre une très grande singularité et les rails du cinéma de festival. Dans La Chimère, ce conflit oppose une soif d’excentricité, notamment formelle, et un scénario malheureusement surchargé.
Arthur (John O’Connor), surnommé « inglese » (l’anglais) sort de prison et retrouve, dans un village toscan, ses camarades pilleurs de tombe et la mère de la femme qu’il aimait. La partie la plus convaincante du film concerne l’improbable gang que le personnage forme avec ses acolytes, plongés dans une sorte de micro-thriller archéologique à la fantaisie joyeuse. Les pillages s’apparentent à des visites émues (les profanateurs de sépultures gardent d’ailleurs toujours un ou deux vestiges étrusques pour eux), dans des scènes faisant presque de La Chimère un Indiana Jones d’auteur. Arthur dispose en fait de pouvoirs médiumniques (les « chimères » du titre) lui permettant de sentir où creuser pour excaver les temples ou les tombeaux. Sans jamais atteindre le vertige de la rupture au centre d’Heureux comme Lazzaro, le mystère de ce rapport magique du personnage à la civilisation étrusque enveloppe les scènes les plus fascinantes. À son meilleur, quand il tourne autour du gang, La Chimère a quelque chose des Vitelloni de Fellini, l’imaginaire en plus. Le caractère irréel et euphorique de ces moments de groupe légitime alors les petites manières de la cinéaste (qui traversaient déjà Le Pupille, improbable moyen-métrage de Noël sur Disney Plus), entre plans accélérés, changements de format et galipettes de la caméra. Par péché de gourmandise (ou plutôt par besoin de narration), la cinéaste ajoute à cette intrigue une grossière histoire de deuil impossible, parcourant le récit comme un fil rouge littéral : les nombreux flashbacks et visions de la jeune femme disparue la montrent en effet se débattre avec un fil rouge qui se détache de sa robe en laine. Les frasques stylistiques de Rohrwacher rappellent alors plutôt la joliesse illustrative de L’Envol de Pietro Marcello, d’ailleurs coscénariste du film. Malgré la fugitive beauté à l’œuvre ici et là, notamment dans la manière dont se répondent le premier et le dernier plan (une fermeture et une ouverture), le film porte hélas bien son titre – pour les personnages comme pour la mise en scène, il s’agit avant tout de faire illusion.