Derrière Black Panther, ce super-héros créé par Marvel Comics à la faveur du bouillonnement du Black Power américain des années 1960, et reconstitué aujourd’hui par Marvel Studios au cinéma, il y a d’abord une idée prometteuse, certes basée en premier lieu sur une utopie communautaire, mais propre à toucher tous les imaginaires. C’est l’idée qu’au milieu d’une population regardée par le reste du monde comme laissée pour compte, subsisterait un îlot social identifié à cette même population tout en démentant tous les préjugés sur celle-ci, et dont la révélation au monde en changerait décisivement la représentation. Soit le royaume du Wakanda : une Atlantide africaine camouflée sous une montagne, s’étant ainsi préservée de la colonisation du continent, et ayant développé pendant des siècles, en totale autarcie et à l’insu de tous (pour qui le territoire passe pour aussi sous-développé que ses voisins), une civilisation conciliant perpétuation des valeurs ancestrales et avancées scientifiques et technologiques à faire blêmir Tony Stark et le monde entier. L’enjeu de l’intrigue est que, la marche du monde moderne étant ce qu’elle est, quelques-uns, pour des raisons divergentes, commencent à penser que le Wakanda gagnerait plus à s’y intégrer qu’à rester calfeutré sous sa montagne, d’autant plus que certaines convoitises menacent sa sécurité.
Visibilité vs représentation
Pour créer la « bulle » Wakanda et le héros qui en est le roi et en porte l’étendard, Marvel mise sur l’atout qui ne lui a jamais fait défaut : la direction artistique. Du terrain « naturel » à la capitale futuriste, les designers du studio ont composé un « univers » audiovisuel d’influences africaines (faisant au passage fi des spécificités régionales du continent) synthétisant folklore antique et science-fiction. Et pour peupler ce paysage, sont invoquées des figures adéquates, soit des comédiens noirs pour la plupart familiers du grand public, dont l’ensemble montre à l’écran une présence communautaire de premier plan inédite dans un blockbuster hollywoodien. Sorte de film de « blaxploitation » qui aurait été repensé au-delà de son premier public cible, Black Panther frappe indéniablement un grand coup pour la visibilité des Afro-descendants et de leur héritage culturel sur les écrans (même sous une forme synthétisée et aseptisée). Mais, qu’en est-il de leur représentation, de la façon de les faire exister au cinéma et pas seulement être là, de leur donner une consistance et pas seulement une présence ? On note que le Wakanda paraît bien à l’écran en tant que paysage, mais pas vraiment en tant que pays, nation ou même peuple. Ce n’est pas vraiment une surprise : si Marvel s’est toujours appuyée sur des personnages (et outre T’Challa alias Black Panther, le film invoque un certain nombre d’individualités), elle n’a jamais vraiment tenté de représenter un peuple au-delà d’un balayage grossier (et ne parlons même pas des questions géopolitiques, qui auraient pourtant pu susciter ici quelque intérêt). Le film énonce certes, dès son début, l’idée que le Wakanda serait avant tout un idéal, un espoir pour tous les Afro-descendants opprimés de la planète — mais cette piste ne dépassera pas le stade de l’intention formulée : même une évocation des violences policières contre les Noirs aux États-Unis se fera rapidement, comme par souci de laisser le sujet bien en arrière-plan du programme narratif du film de super-héros.
On appelle ça le progrès
Mais le problème le plus gênant de cette production Marvel, c’est qu’ici même les personnages et leurs aventures, censées pourtant être la force et l’argument de vente de l’éditeur/studio, s’avèrent en deçà de la moyenne dont il est capable, victime d’une coupable paresse d’écriture, de caractérisation, de mise en scène. La plupart des rôles, à commencer pour le rôle-titre, sont d’une transparence décevante et jamais voilée par quelque nuance (même l’humour, béquille familière du studio, les rattrape à peine). À travers eux, les ressorts de l’intrigue déguisent mal leur nature de recyclage de schémas ayant déjà servi dans la maison — ainsi la relation du héros à son défunt père aux actions discutables, un décalque à peine rhabillé des aventures de Thor. Même quand le film fait de l’œil à la franchise James Bond (la jeune sœur de T’Challa en version ado connectée de « Q », un casino asiatique éclairé comme celui de Skyfall), on hésite entre y voir un effort louable (détourner un genre originellement ethnocentré blanc) et y lire un aveu d’impuissance à conférer à cette « blaxploitation » mondialisée une identité qui ne soit pas forcée de s’en référer à d’autres. Les quelques notes d’incarnation dans le parcours balisé du jeune roi seront suscitées par son antagoniste, un des villains les plus intéressants générés par Marvel depuis quelques films, porté par un solide Michael B. Jordan. Il est vrai que dans son déchirement entre deux cultures qu’il décide de résoudre par la violence, le surnommé Killmonger incarne aisément une des questions communautaires que le film reprend à son compte — laquelle se trouve aussi, ironiquement, le problème dont celui-ci souffre : une question d’identité.
Ces limites ne sont pas anodines : non seulement elles trahissent un produit bien emballé et vendu mais pas vraiment bon, mais elles permettent de mesurer l’ampleur du malentendu sur lequel se base le succès critique et commercial actuel du film, dans les salles du monde entier depuis maintenant plusieurs semaines, au point d’emballer même certains intellectuels. On s’est persuadé que l’industrie hollywoodienne avait fait preuve de progressisme en faisant un pas vers l’héritage jusqu’ici négligé des Afro-descendants. Or c’est l’inverse qui s’est opéré, l’industrie qui a tâché d’assimiler cet héritage à sa logique bornée de blockbuster. Ce qui eût été un moindre mal si cette logique ne s’était pas, au passage, repliée sur une paresse d’exécution dont les auteurs n’ont pas voulu voir à quel point elle limite la portée de ce qu’on appelle aujourd’hui, complaisamment, un « progrès ».