Deux films de José Luis Guerín sortent la même semaine dans nos salles. Phénomène rare à savourer. Ceux-ci différent dans le traitement mais possèdent une ligne commune : comment vivre la ville, la posséder et l’emprunter. Dans la ville de Sylvia pose son regard dans Strasbourg, ses terrasses bo-bohèmes, ses ruelles labyrinthiques… Et ses femmes. Le scénario est d’une sécheresse lapidaire qui effraie toujours un peu. Mais là n’est pas l’important : l’intérêt se déploie dans la sensation brute de l’image. Chaque plan, narratif à l’échelle infinitésimale, déconstruit nos habitudes de lecture et dessine un portrait impressionniste de la cité et de ses autochtones. En évitant l’écueil du film arty sentencieux, Guerín dirige son propos directement vers l’affect et le ressenti.
José Luis Guerín fait partie de ces réalisateurs espagnols dont on parle peu en France. Il est sans aucun doute plus proche de Victor Erice que d’Alex de la Iglesia, ceci expliquant sans doute cela. Dans la foulée de Marc Recha ou Albert Serra, José Luis représente depuis les années 1980 une vague de renouveau d’un cinéma qui s’est débarrassé des carcans du marché et de la rentabilité (au prix d’une certaine marginalité donc). Foncièrement libres et rétifs à toute compromission, ces jeunes réalisateurs s’emploient à faire survivre une conception alternative du cinéma. Dans la ville de Sylvia répond à ce besoin de désobéissance, anti-conventionnel au possible.
La trame du film est simple : un jeune homme se prélasse sur la terrasse d’un café et observe avec attention le comportement de ses congénères gravitant autour de lui. Esquissant sur un calepin les formes qu’il entrevoit, il semble particulièrement intéressé par les migrations citadines de la gent féminine. Une serveuse maladroite ou une étudiante sirotant un jus de fruits de la passion sont les proies de sa sensibilité et de son coup de crayon. Soudainement, il semble reconnaître une jeune femme assise à une table. C’est Sylvie, il en est presque persuadé. Il ne l’a pas oublié depuis leur dernière rencontre, il y a quatre ans déjà. Un simple coup d’œil a ravivé le souvenir. S’engage alors une course-poursuite clandestine dans les dédales des rues piétonnes strasbourgeoises, entre doute et conviction : est-ce bien cette femme tant désirée ? Ou n’est-ce finalement que la résurgence d’un fantasme trompeur ?
Cette filature à peine perverse est l’occasion de jeter une question diffuse, celle de la mémoire et de sa redécouverte, volontaire ou non. Ou plutôt du mirage : le jeune homme court après son souvenir, semble le reconstruire au fur et à mesure de son inspection à distance. La chevelure, la peau, la démarche sont scrutées et disséquées au scalpel par une caméra au rendu clair, net, lumineux, faussement lisse. En contradiction avec une mémoire en plein désordre, à l’image du titre du film qui nous présente une certaine Sylvia alors que les réminiscences du personnage évoquent le prénom de Sylvie. Le souvenir est raccommodé : jusqu’à quel niveau celui-ci reste stable et conforme à la réalité ? L’envie n’agirait-elle pas comme un malin génie en gommant les dissemblances pour mieux mettre en avant les traits communs, fantasmés et désirés ? Comme un oasis, la femme est le reflet du désir : distinguer le vrai du faux est la quête du film. Celle-ci trouve son apogée lors de l’ultime confrontation, synonyme de soulagement ou de désillusion selon l’identité réelle de la proie.
La façon dont Guerín met en scène cette chevauchée urbaine est tout particulièrement singulière. Le réalisateur ne se repose pas sur une narration classique. Les motivations du personnage masculin ne sont pas explicites, elles sont à peine suggérées. Le doute qui anime l’homme est transposé au spectateur, perdu lui aussi dans les brumes de l’incertitude tant la confusion des identités se répercute à l’image. En multipliant les échelles de plans, Guerín conforte l’idée d’une altérité protéiforme. Des couches successives de personnages isolés s’enfournent dans la profondeur du champ, chacun vaquant à ses occupations et occupant un espace particulier jusqu’à l’arrière-plan. L’omniprésence des vitres et de ses inévitables reflets fantômes concourent à cette impression de dualité des corps : tantôt un tram passe sur la route et projette l’ombre dédoublée de la femme désirée, tantôt une vitre d’un café révèle par transparence les individus cachés derrière. Ce véritable jeu d’illusions est déroutant, la confusion des sens du spectateur est alors en symbiose avec celle du protagoniste, entre rêve et réalité. Une telle homogénéité est forcément troublante, c’est en partie ce qui rend Dans la ville de Sylvia si fascinant.
Les images ne racontent rien, ou pas grand-chose, mais elles révèlent sans mot dire. Par une mainmise brutale du visuel et du son désincarné − simplement troublée par d’ultimes dialogues, la bande sonore étant quasi-exclusivement composée de bruitages et de brouhaha ambiant − Guerín renoue avec un vieux rêve du cinéma. Celui de figurer avec la seule jonction d’images pures se suffisant à elles-mêmes, sans autre concours que celui de la matière première du cinéma : la lumière, les formes, le mouvement. Pourvu que l’on ne se réveille pas trop vite.