En Construcción profite de la sortie de Dans la ville de Sylvia pour sortir des limbes dans laquelle la distribution l’avait jusque-là laissé. Présenté en 2001 en Espagne, ce documentaire met en scène (littéralement) la transformation de la ville de Barcelone. Et notamment d’un quartier, le Barrio Chino, qui subit de plein fouet le mouvement de gentrification urbain. Une dialectique entre l’ancien et le moderne s’installe, sous fond d’esthétisation extrême du matériau documentaire.
Quatrième long-métrage du réalisateur espagnol, qui s’était déjà fait remarquer par le très beau Innisfree en 1990, et continuation d’une lubie : exploiter les frontières de la fiction et du documentaire. Thème très à la mode aujourd’hui puisqu’on l’a vu exploité à outrance par la presse spécialisée au Festival de Cannes de cette année, peut-être un peu prise de court par un phénomène déjà bien enraciné. Guerín poursuit donc son œuvre de décryptage en plaçant sa caméra au sein de l’objet observé, en ne s’interdisant pas d’y intervenir directement. Innisfree se proposait de revenir sur les lieux du tournage irlandais de L’Homme tranquille de John Ford. À travers une évocation sereine et habitée des lieux que n’occupaient plus les protagonistes de l’époque, tous morts, Guerín réincarnait les espaces par une présence de spectres diffus du passé. Quand ce film là tente de ressusciter le souvenir par l’apparition, En Construcción traite de la disparition en évoquant la mort programmée d’un quartier populaire. Les trajectoires se croisent : en 1990, l’absence est mutée en présence métaphysique tandis qu’en 2001, la présence bien réelle est amenée à s’effacer, ou du moins se transformer. Le souci politique et économique d’offrir aux plus nantis de confortables et nouveaux quartiers résidentiels pousse les plus fragiles à la lisière de la cité. La présence qui hantait les murs est peu à peu engloutie sous les gravas des tractopelles.
Le film n’est pour autant pas militant. Il cherche à cerner, sans parti pris idéologique, comment les habitants vivent de l’intérieur cette transformation. Ainsi, sont appelés à témoigner les résidents de Barrio Chino, non pas par entretiens mais par leurs corps en mouvement, en action. La population est hétéroclite, tous ne partageant que l’état d’être pauvre : beaucoup de personnes âgées enracinées mais aussi des jeunes, souvent désœuvrés, parfois prostitués ou drogués… D’autres hommes peuplent aussi l’espace, ils sont de passage et sont ouvriers. Travaillant sur les échafaudages et occupant les lieux de façon provisoire, Guerín les exhorte pourtant à participer au film, dans l’esprit de couvrir le spectre maximal du phénomène de gentrification : les populations migrantes mais aussi celles qui édifient, qui construisent sur ordre. Les habitants actuels vont partir, c’est un fait. Mais de nouveaux arrivent, les classes moyennes et supérieures vont s’attribuer sous peu les lieux. Ils sont eux aussi dans le film, ils visitent les nouveaux appartements avant d’en prendre possession. Le relais entre anciens et nouveaux occupants est scandé par la stridence répétée d’un coup de sonnette, leitmotiv et tocsin d’une prochain bouleversement. Tout en finesse et sans symbolisme adipeux, le film se développe à son rythme et tisse une toile tentaculaire englobant harmonieusement tous les soubresauts de cette réorganisation urbaine.
Pour faire jaillir la portée de l’événement, Guerín adopte une démarche aux antipodes du cinéma direct ou du documentaire traditionnel. Il fixe sa caméra au sol en choisissant avec soin ses cadres, la composition des plans et la lumière. La prise de vue n’est pas effectuée sur le vif, elle est travaillée dans un souci esthétique très formaliste. Dans le même tempo, le découpage relève d’une démarche fictionnelle avec ses nombreux raccords dans le mouvement. La grande question posée par ce dispositif est le respect de la vérité des faits et des actions. Il se dégage alors de cette esthétisation une forme d’irréalité, ou d’artificialité diront les plus sceptiques. Le parti pris est net : user de la force de l’image permet de recréer un monde concomitant à celui de la perception usuelle. L’esthétisme est alors une voie d’accès à une meilleure compréhension du monde environnant. Une telle tension dualiste peut être agaçante car elle pose de réels problèmes éthiques : jusqu’à quel point peut-on tordre la réalité tout en la respectant ? Nul doute que cette démarche s’insère avec moins de réticence dans un dispositif purement fictionnel : Dans la ville de Sylvia, à la démarche esthétique semblable, semble se fondre avec plus de légèreté dans l’univers fabriqué propre à Guerín.