Les Rencontres du cinéma documentaire, du 7 au 14 octobre 2008 à Montreuil, prenaient d’assaut le Méliès pour y faire résonner avec force et calme la voix de ce cinéma. Façon de briser la vieille opposition entre fiction et documentaire, les restes de réticence de certains spectateurs et professionnels, chaque édition aborde un thème où se logent des films et des pratiques très différentes. Cette année, depuis Cannes, l’annulation de la distance entre documentaire et fiction est un fait qui se retrouve dans une large part de la production cinématographique. Les Rencontres l’ont évoqué lors de débats, de rencontres avec les professionnels et de films récents ou plus anciens, rappelant le grand âge de cette question et son actualité.
Avant-premières, débats, sélections, rétrospectives de l’homme de télévision Jacques Krier, autour de Flaherty, du cinéaste espagnol José Luis Guerín… Sans l’enjeu d’une compétition, les Rencontres appellent au picorement dans ce large choix exigeant où l’ambiance invite aussi à poursuivre le dialogue avec un public qui fuit rarement quand se rallument les lumières.
De cette programmation, nous tairons une grande part, pris par le temps et malgré une riche sélection. Guerín a prouvé en quelques films une exigence et une curiosité rarement aussi bien réunies. Son idée singulière du cinéma, aux limites du documentaire et de la fiction mais aussi des âges, de l’époque du muet voire des chronophotographies de Marey et du cinéma le plus moderne. Guerín à Montreuil, c’était cinq films et une master-class qui révélait un homme discret, sûr de ses idées mais à l’écoute, légèrement tiraillé entre goût pour la théorie y compris à propos de ses films, et envie de les offrir sans crever la bulle ouatée qu’ils savent construire autour des spectateurs.
José Luis Guerín aurait pu être photographe. Non pas le photographe voleur d’âme, plutôt celui, précis et méthodique, qui construit une archive. Mais José Luis Guerín serait aussi organisateur des expositions qui rassembleraient les clichés, les offriraient à la vue du public. Chacun de ses films est une exposition, ou une suite d’expositions d’un lieu. Filmer c’est le capter, le presser comme un fruit pour recueillir l’essence de ce qu’il contient, de ce qu’il contint un jour passé. Guerín film comme un pointilliste, de petites touches vives et précises pour construire un ensemble. Les plans, plutôt courts, ne laissent pas forcément s’exprimer ce qu’ils contiennent. Le plan, c’est « les choses ont été », le montage, étonnement, c’est le présent. Ni un plan ni un autre mais l’espace invisible que chacun construit en les voyant assemblés.
En quelques films, le cinéaste espagnol né à Barcelone en 1960 poursuit une réflexion continue à travers des projets bien distincts. Tout n’est pas visible à Montreuil, mais les cinq films projetés – Innisfree (1990), Tren de Sombras – El Espectro de Le Thuit (1996), En Construcción (2001), Unas Fotos en la Ciudad de Sylvia (2007) et Dans la ville de Sylvia (2007) – sont les jalons d’un beau parcours mental. Impossible de dire en voyant ce dernier film que le cinéaste traîne ou s’étale. Même attachement au lieu en prise avec le temps, mais changement constant de cadre et d’angle.
Innisfree
Pour Guerín, faire un documentaire sur un village irlandais qui accueillit en 1951 le tournage de L’Homme tranquille, de John Ford, ce n’est pas tant chercher une trace qu’en créer une nouvelle à partir de ces deux éléments. À Montreuil, il déclarait avoir voulu faire un documentaire-western crépusculaire. Et en effet les paysages bruts d’une Irlande sauvage accueillent des cavaliers au galop et un titre rouge sang qui rappelle le genre.
Film flamboyant de mille images et déjà de mille sons, Innisfree en met plein les sens. C’est la jeunesse de Guerín, qui assure avoir voulu faire un peu de démonstration. Plus brouillon que les suivants il est pourtant passionnant de découvrir une telle appréhension du monde et du cinéma. Pour donner décor au film de Ford, il laisse couler le son sur des paysages, longuement, sans chercher à les conjuguer directement. Il y a ces deux choses, le film tourné et celui qui se tourne, dans ce même lieu, et cet endroit qui est pour le cinéaste le Lieu par excellence, là où il faut aller : l’espace mental entre deux plans. Une attention qu’il semble garder à l’esprit dans chacun de ses films. Innisfree vaut aussi pour ces fantastiques séquences de montage jubilatoire, comme lorsqu’un homme écartèle à l’aide de multiples coins un tronc de frêne. Les coups résonnent, le bois craque magnifiquement, Guerín découpe la scène à la hache, fait danser les plans entre eux, très courts et qui deviennent la partition du bûcheron. C’est déjà tous ses futurs films qui sont ici, ses préoccupations, sa façon de relier des temps différents, des cinémas, de reconstruire et bien sûr de mêler le réel et le filmé. Les scènes de films se mêlent aux paysages, les personnages et les habitants se confondent, on finit parfois par ne plus savoir qui est qui, et peu importe puisque le voyage est unique et savoureux.
Tren de Sombras
C’est d’abord un maigre texte indiquant que les films qui suivront ont été trouvés et tournés en France, qu’ils datent de 1920. Des bouts de vues apparaissent. Parcs spacieux, maison bourgeoise, belle jeune fille et beaux messieurs. Des cartons orientent le spectateur vers l’idée d’un film de famille, alternent avec des trous dans la pellicule comme des écritures graphiques. Tout cela est faux, on ne le saura pas tout de suite clairement. Mais Guerín ne cherche pas à tromper jusqu’au bout. Après et avant s’être attaché à des lieux, il crée un lieu, façon de mettre à distance le montage en le menant au bout de sa puissance. Car très vite, dans Tren de Sombras, ce n’est pas les images mais le montage qui apparaît comme louche. On a retrouvé des scènes, d’accord. Mais rien n’a été dit sur leur assemblage. Et plus que les mouvements des personnages, celui que dessine l’enchaînement des séquences devient la problématique, presque l’enjeu. Un travail qui fait écho au 24 City de Jia Zhang-Ke, présenté en avant-première, où le cinéaste suit la destruction d’un complexe industriel du Sichuan et fait jouer les témoignages des anciens travailleurs par des acteurs. Plus fort que cette réflexion sur le récit qui n’est pas sans rappeler Une sale histoire, d’Eustache, les images de transition des habitants réels dans la cité en destruction sont filmées sur un mode fictionnel, en travellings et musique. Au-delà de l’audace formelle, ce respect du réel, dans un prolongement libre des préoccupations baziniennes, poursuit un travail de remise à la même échelle des hommes et de ceux qui au cinéma les incarnent.
Plus tard, Guerín balance soudain une image en couleur, avec ce ton très clair, l’impression très légère d’un voile sur le réel qui se retrouve souvent dans ses images, choc important et finalement assez rarement ressenti au cinéma. Alors qu’il semblait embarquer ses personnages muets dans une sorte d’intrigue, les montrer pleins de regards conspirateurs et appuyer des hors champs dissimulateurs de complots, Guerín fait rebondir son enquête aujourd’hui et change de cap. Le même décor en couleur dessine en perspective les lieux devenus déserts. On croirait voir encore, comme des fantômes, les personnages noir et blanc gambader dans le parc. Des images « anciennes » ressurgissent parfois, la pellicule de plus en plus abîmée, l’opérateur de plus en plus seul. La temporalité passe désormais par la distance entre les images : dans la nuit filmée en couleur, comme on le retrouvera dans Dans la ville de Sylvia, les ombres jouent sur la lumière blafarde du dehors, c’est le temps du nocturne et de ses trouées blanches, réminiscences de l’image muette et contrastée du temps passé. Guerín dépasse la simple opposition de deux âges du cinéma, il habille chacun de la peau de l’autre.
La force du cinéaste est aussi de faire émerger une nostalgie un peu triste, dans la partie ou la couleur vivante occupe la grande maison déserte alors que l’image silencieuse en noir et blanc portait avant tout la vie de ses habitants. Guerín arrive à une sorte d’extrémité en poussant l’abstrait rapprochement que produit le montage jusqu’à ne plus utiliser de lieux porteurs de réel (vrai décor de Ford et vraie ville marquée par le passage de l’équipe pour Innisfree, ici maison et famille très communes). La bâtisse et la famille qui y viv(ai)ent ne soulèvent pas d’autres enjeux que l’ambiguïté du montage et de l’image, des possibles respectifs du documentaire et de la fiction. Tren de Sombras est donc un point important dans le parcours du cinéaste, un moyen de s’écarter du réel en le mettant en scène au plus près de l’imagerie documentaire.
Le Barrio Chino est en chantier. Ce vieux quartier populaire de Barcelone aux rues étroites, aux bâtisses dont les couleurs donnent des airs de village, est démoli peu à peu pour laisser place à de nouveaux bâtiments. Guerín semble être resté tout le temps du tournage – trois ans ! – à capter les passants, les ouvriers, les chats, pour en compulser les meilleurs moments dans ce document. C’est – en tout cas au premier abord – ce qui fait à la fois la réussite et les limites de En Construcción. Le film est très vivant, se permet de traverser une large galerie de personnages en ne les construisant que par des bribes de mots. D’ailleurs on les voit peu. Comme souvent chez Guerín le son préexiste à l’image, traverse le champ de vision, plus libre que les cadres parfois trop élégants. Car plus que dans tout autres de ses films le cinéaste barcelonais trace l’imbrication entre paysages et hommes. Le lieu porte les marques des habitants, ceux-ci sont marqués par les changements qui le traversent. Passé les rires des anecdotes, des réactions des vieillards, du jeune couple de marginaux, des ouvriers attachants, il reste ce que cette période inconfortable moitié démolition moitié reconstruction fait affleurer : ce que le temps emporte et apporte à chaque génération d’hommes et de bâtiments.
Entre les hommes qu’il montre, Guerín pose sa caméra pour construire des plans compliqués avec une multitude de cadres provisoires. Chambranles de portes dont les murs ont déjà été détruits, fenêtres entraperçues sous des rideaux agités par le vent, trous dans les maisons, échafaudages. Les perspectives sont multiples et renvoient à cette foule de visages jeunes ou vieux pour qui le paysage n’existe peut-être plus que dans les souvenirs, et qui seront délogés à la fin du film par les prochains occupants avec leur propre mémoire et une vision neuve, en construction.
Dans la ville de Sylvia s’accompagnait durant les Rencontre du cinéma documentaire d’un film écho renvoyant on ne peut mieux à la thématique de cette 13e édition. Ces deux films, l’un et l’autre et l’un par rapport à l’autre offrent un bel exemple de l’enchevêtrement des deux pôles documentaire et fiction. Dans la ville de Sylvia serait la seconde « vraie » fiction du cinéaste. Un jeune homme revient à Strasbourg à la recherche d’un visage. Il y a rencontré quelques années plus tôt une femme, il aimerait la retrouver. Comme dans En Construcción c’est d’abord la ville. Pas vraiment Strasbourg puisque le son, omniprésent, a été enregistré à Marseille, mais celle de Sylvia, donc de Guerín. La ruelle devant l’hôtel où dort le protagoniste amorce le défilé des personnages, c’est-à-dire les hommes et les murs, filmés les uns comme les autres porteurs d’une double identité, leur seconde peau étant les souvenirs auxquels ils renvoient. De la fiction, Guerín adopte une structure qui laisse présager une résolution (la retrouvera-t-il ?) et découpe le film en quelques parties très claires. Il y a le bar où le jeune homme griffonne notes et dessins en regardant les femmes, il y a la longue poursuite, comme au ralenti, d’une femme dont il pense avoir reconnu le visage, une rencontre… Ces grandes avancées ressemblent presque à un découpage brut du récit. Pas de fioritures, pas de détours jusqu’à un point final, presque un prétexte. Mais Guerín ne s’enferme pas dans cette sécheresse. Car il tisse sa fiction avec un regard documentaire tout comme il réalisait En Construcción comme une fiction, construisant pierre après pierre les personnages par de brefs moments choisis. L’homme seul à sa table regarde et déjà ce n’est plus la recherche d’une femme mais de la femme en général, la curiosité et la joie de croiser l’Autre. C’est Guerín, sans dissimulation, qui regarde la femme et laisse hors champ les infinies possibilités d’histoires. C’est aussi bien chacun de nous, spectateur du personnage-spectateur, qui nous abandonnons à l’errance avec le même plaisir.
Lentement, sans hâte, la caméra, comme les yeux du jeune homme, s’arrête sur les consommateurs, enregistre les bribes de conversations, tout ce que peut dessiner un regard, une attitude, même la plus totale inaction, tout est porteur de possible, non de sens. La première force – peut-être le plus beau du film – est une manière de filmer ces visages, d’offrir ce voyage simple et oublié que procure un regard, simplement la vue. Leçon très belle, humaniste et poétique, qui annihile l’idée de foule comme masse homogène. En cinq secondes sur cinq visages, Guerín restitue l’incroyable voyage que nos esprits construisent à chaque instant. Assurément, prendre le métro en sortant du film ne donnera plus l’impression de devenir une sardine en boite mais un colibri butinant chaque passager, esquisse de multiples futurs. Le cinéma, pourtant habile à créer des histoires, avait très rarement offert autant de potentialités d’histoires, su aussi bien faire rêver. Pour Sylvia mais aussi ses autres films, Guerín, comme il le dit lui-même, est un cinéaste de l’esquisse.
Film multiple, Dans la ville… poursuit aussi la mémoire, relie une fois de plus l’homme et la ville – ici Strasbourg – dont l’image mentale se calque sur la vraie. C’est l’habileté du scénario. La femme recherchée n’est pas un prétexte à la déambulation. Les méandres de la ville sont aussi ceux de la mémoire, chaque ruelle et chaque femme sont un pan de souvenir. Chacun renvoie à autre chose, non pas parce qu’il contient l’universel mais parce qu’il fait miroir à un souvenir, qui lui-même renvoie sur un autre, etc. Il y a quelque chose de La Bibliothèque de Babel, de Borges, en plus optimiste. Dans sa nouvelle, l’écrivain décrivait un lieu qui contient tous les livres parce que chaque ouvrage est une des combinaisons possibles des lettres de l’alphabet. L’un contenant un bout de mémoire d’un autre, qui lui-même est le parfait résumé d’un troisième, etc. On peut donc voir dans Sylvia des fragments de rêves du personnage, en faire un songe éveillé, ou garder l’idée plus puissante que la réalité est l’arbre visible qui renvoie chaque instant vers les racines discrètes et inépuisables du fantasme.
Avec Unas Fotos en la Ciudad de Sylvia, réalisé avant son corollaire, Guerín monte des photos et du texte comme un plongeon parallèle dans la ville de Sylvia. Sans son, sans mise en image particulière du texte – il apparaît façon sous-titrage – le film semble un documentaire basé aussi sur la recherche d’une femme – Sylvie – vue des années auparavant. Mais Unas Fotos est aussi une fiction, racontée sur un autre mode, plus proche de la littérature car Guerín pose phrases et photos comme de multiples petits faits figés et développe encore davantage la puissance de l’esquisse et de l’espace mystérieux qui prend place entre chaque image. Rapidement il déplace sa recherche vers une ode à la rencontre, celle qui ne dure qu’une seconde et se poursuit dans la mémoire sur une vie. Il délaisse Strasbourg, glisse sur une nouvelle d’Alonso Martinez où un homme est hanté par le souvenir d’une femme aperçue un instant, sur d’autres hommes (Dante, Pétrarque) qui ayant un jour croisé la route d’une éphémère sirène, sont devenus fantômes pour le reste de leur vie, comme enfermés dans l’irréalité par leur souvenir.
Guerín, fasciné par ce processus mental, n’oriente pas vers un fantastique angoissant comme l’aurait fait Cortázar. Le tourbillon du possible est un doux vertige, il n’aliène pas, il enrichit le monde. Et c’est un des intérêts majeurs de se prêter à l’expérience Guerín : là où la littérature a souvent dessiné ce double du réel, le cinéma, de par la nature de l’image, peine souvent à diffuser les constructions mentales sans les enfermer dans le visible.