L’Académie des muses débute par des plans d’exposition raides comme la justice, aussi fonctionnels que dans le plus ingrat des documentaires : la façade d’un bâtiment sur laquelle s’inscrit bientôt le titre, puis la cour de cette université. S’ensuivent des champs-contrechamps dans une salle de cours, le professeur de poésie Raffaele Pinto à la manœuvre est relié par des plans de coupe sur une assistance à l’écoute. Des échanges interviennent à la fin de la séquence, ne tardant pas à mettre en crise l’autorité professorale, et patriarcale – l’un des enjeux du film. On s’en doute bien, José Luis Guerín n’en restera pas à ce langage cinématographique rudimentaire, son film tend même, avec un grand appétit, vers le dépaysement.
Libérer les muses
Lors de cette première occurrence du cours, le maître énonce que le texte doit devenir un miroir où le lecteur se réfléchit, ce qui constitue à bien des égards le programme du film. L’Académie des muses saisit le mouvement de la parole et de la pensée, mais aussi progressivement celui des corps, dans une vertigineuse traversée du miroir, à l’image de ces surfaces réfléchissantes se dressant entre la caméra et les personnages, révélant l’usage de HF pour accéder aux précieux et piquants dialogues. Il est particulièrement revigorant – car si rare dans la fiction mais aussi le documentaire – de sentir à ce point un film envisagé comme un champ de possibles, une matière joueuse et instable, et non un objet ficelé comme un rôti avant même d’avoir été réalisé. D’ailleurs ce film n’existait tout simplement pas avant d’exister. Guerín fut invité à assister au cours par Raffaele Pinto, et c’est une étudiante qui lança l’idée d’une « académie des muses ». Le cinéaste s’est doté d’un matériel léger, dispositif bien adapté pour intégrer et saisir cette singulière communauté littéraire. Le cinéaste dit avoir trouvé sa place lorsqu’il a « peu à peu remarqué que la pulsion vers la fiction animait la salle de classe », et ajoutant malicieusement : « j’ai invité les étudiants à la mener jusqu’aux ultimes conséquences… »
Parmi ces conséquences il y a en une fondamentale : la mise en place, et en acte, de cette « académie des muses », laquelle a pour objectif de faire advenir ces dernières dans un cadre a priori fort éloigné des écrits de Dante, des vies d’Héloïse et Abélard, d’Orphée et Eurydice, de Lancelot et Guenièvre. Il s’agit donc de libérer les muses de leurs fictions allégoriques, de les faire surgir au sein de la réalité contemporaine du film – quatre personnages féminins (l’assemblée ne compte que quelques rares spécimens mâles) se détachent, tandis qu’un cinquième intègre la troupe : l’émouvante épouse du professeur, peu convaincue par la pédagogie de son mari qui entend ainsi régénérer le monde par la poésie. Ce dernier se prend autant au jeu que ses élèves, quittant le dispositif magistral pour des travaux très pratiques prenant place lors de rendez-vous pédagogico-galants dans l’intimité de l’habitacle d’une automobile, pour des excursions chez les bergers sardes ou, comme le couple de Voyage en Italie de Roberto Rossellini, au pied de l’impétueux Vésuve. Et entre-temps il traite douloureusement avec sa femme de quelques sujets brûlants : continuité et permanence des sentiments, liberté et infidélité dans le couple.
Motifs, renversements, réversibilités
On retrouve dans L’Académie des muses bien des composantes de l’œuvre du cinéaste, notamment le fait de dialoguer avec la tradition et les modèles classiques – les trois derniers plans saisissent quelques détails d’une superbe eau-forte. Le fait de poser la question de l’art comme art de vivre est aussi touchant que précieux dans notre monde tel qu’il va, si peu poétiquement, et si mal. Une autre corrélation avec la filmographie antérieure de Guerín réside dans le fait de revisiter le cinéma et sa mémoire ; on pense ici tout particulièrement au cinéma amateur déjà célébré dans Tren de Sombras (1997), même s’il s’agit ici plutôt d’un éloge de l’amateurisme de ces étonnants comédiens, bien aidés par une caméra qui s’attache à les révéler. Comme à l’accoutumée chez l’auteur d’En construction, on déambule à travers les catégories de la fiction et du documentaire, en ne jouant pas l’une contre l’autre, ni l’une et l’autre, mais l’une pour l’autre, à la façon d’un dialogue et d’un soutien fraternels. L’Académie des muses se base aussi sur des motifs visuels très souvent convoqués dans la filmographie de Guerín : l’ombre portée et le reflet. Tout particulièrement ce dernier ici, lors des conservations du professeur avec sa femme ou ses étudiantes ; ce motif pourrait constituer une minauderie et une formulation littérale de la traversée du miroir, il n’en est rien.
Comme toujours avec Guerín, passés les premiers plans décrits en amorce de l’article, il y a une autre image présente dans l’image que l’on voit ; l’écran se définit comme un espace dédié à l’imaginaire. Les surimpressions qu’il compose sont en même temps des projections inscrivant les muses dans une vie qui, littéralement, s’anime sur ces surfaces réfléchissantes. Ainsi la matière fictionnelle et la réalité se regardent avec une puissance suggestive et impressionniste : variations lumineuses, ballets de branches, mouvement perpétuel de la circulation, déambulation des passants. Ces reflets invitent aussi, indirectement, un autre motif privilégié du cinéma de Guerín : le visage, et son amour tout particulier de celui des femmes. Le dispositif et les reflets œuvrent véritablement à projeter ailleurs ces faciès à la beauté non canonique, ils les ornementent, les transcendent. On pense tout particulièrement à Mireia (son prénom intervient, comme égaré, dans le dernier mouvement du film), dont on ne perçoit alors plus le nez trop pointu, le teint assez terne, le frange un peu clairsemée ; le cinéaste la transforme, sinon en muse, en une beauté hollywoodienne – on se surprend à penser à Audrey Hepburn… La beauté des mots, des paroles, des êtres est ce qui relie toutes les coordonnées de ce film labyrinthique. À cet égard José Luis Guerín constitue un artisan hors pair, guidé par un regard amoureux pour ces figures féminines, libres en ce qu’elles représentent autant de Galatée échappant à leur professeur-Pygmalion, peut-être moins au Pygmalion-cinéaste.