Pour notre première projection de cette 67e Mostra, on n’avait pas tort d’être alléché par la présence de José Luis Guerín, Guest est un grand film…
Après la discrète mais précieuse distribution française de Dans la ville de Sylvia et En Construcción, on aurait tendance à voir en José Luis Guerín un artisan de films-lieux : Strasbourg pour le premier et, pour le second, le quartier interlope de Raval à Barcelone, en période de sérieux ravalement, et de normalisation. Or, ici, à l’occasion de sa tournée mondiale des festivals pour Dans la ville de Sylvia, le cinéaste catalan vagabonde durant une année de Venise à… Venise, mais surtout en passant par La Havane, Macao, Buenos Aires, Paris, Hong Kong, New York, Bogotá et bien d’autres métropoles.
Un cahier, des pages blanches : un journal, pourquoi pas ? Mais ce que sait le mieux faire Guerín, c’est filmer. De la forme écrite, on ne gardera que les grands intertitres sur fond noir égrainant le temps entre septembre 2007 et septembre 2008, comme les feuilles d’un agenda. Filmer par la fenêtre d’une chambre d’hôtel, composer des natures mortes, regarder le réel de manière oblique et poétique, nous voici, croit-on, chez Alain Cavalier. Mais bien vite, Guest nous amène ailleurs. La vitrine que peut constituer une manifestation cinématographique vole en éclats, et l’on pénètre dans l’arrière-cour de ces métropoles. On retrouve alors ce cinéma archéologique, fonctionnant d’une manière si prodigieuse dans En Construcción, effeuillant couches de temps et de récits. Filmé avec une souplesse et une intensité désarmantes, Guest doit aussi beaucoup à un montage rythmé qui n’oublie pas de s’adoucir et de se suspendre de manière élégiaque ; il en ressort une fertilité infinie dans les dialogues, correspondances et associations entre lieux, personnages et thèmes.
Comme le jeune homme à la recherche de Sylvia, Guerín ouvre son filmage au possible, à la rencontre de personnages, d’histoires, de lieux qu’il côtoie. Au-delà de sa force poétique, Guest est un acte de confiance dans le rapport du cinéma au réel, et en l’intérêt qu’il y a à s’y frotter, car celui-ci n’attend pas qu’un œil se glisse derrière un objectif pour le capter. L’acte de filmer provoque – recompose parfois, toujours par un usage malicieux du montage – le débat public, comme lors de cette séquence formidable où une grande place de Bogotá prend des allures d’agora où l’on mène des débats passionnés. Le chemin du poétique au politique est alors aussi court que limpide. Pas seulement à cause de ce noir et blanc, Guerín a quelque chose de ces opérateurs qui allaient poser leurs caméras aux quatre coins du monde au début du XXe siècle. C’est un cinéma jamais nostalgique aux racines primitives, totalement branché sur le contemporain ; un cinéma pris à témoin par le monde, entre dureté et beauté, drôlerie et violence, qui s’invite au sein du réel autant qu’il y est invité. Un art de la réciprocité aussi, entre filmeur et filmé, que ce dernier soit Jonas Mekas – merveilleux hommage – ou le quidam d’une cité perdue.
Au terme de cette boucle Venise-Venise, le retour à la Mostra – derrière la vitrine que l’on a quittée pour prendre le pouls du monde – est assez désarçonnant. Abbas Kiarostami passe, coiffé de ses éternelles lunettes noires. Chantal Akerman prophétise ; c’est son droit, mais elle pouvait aussi se taire. Si Guerín avait le choix de ne pas lui donner la parole, il le fait pourtant. Il ne lui reste plus qu’à noyer, dans un dernier plan stupéfiant, ces vanités sous un déluge de trombes d’eau.