Soupirs dans un corridor lointain s’ouvre sur une scène a priori banale où Dario Argento arpente les rues turinoises sous l’œil d’une caméra qui multiplie les recadrages et les travellings pour maintenir à l’intérieur du cadre la silhouette fuyante du « magicien de la peur ». Le caractère insaisissable de cette image illustre le problème posé par Argento dans le film : sa modestie autant que son goût du mystère trahissent le désir d’échapper aux impératifs exégétiques du portrait documentaire, ce dont atteste son commentaire off durant la scène d’ouverture du film, où il paraît manifestement mal à l’aise à l’idée de discourir sur son œuvre. Le parti pris de réaliser un film au long cours, tourné en 2000 et en 2019, témoigne en ce sens de l’habileté de Thoret qui, au lieu d’imposer constamment son interprétation, s’efface progressivement afin de caler son pas sur celui de son maître. Cette stratégie lui permet ainsi de remplir le programme annoncé dès l’ouverture : tourner autour du maître du giallo comme autour d’un point aveugle, en multipliant les sources (entretiens, témoignages de collaborateurs, making of) et les approches (analyses de séquence, visite de lieux de tournage, pastiches), afin de dessiner les contours de la mystérieuse personnalité du cinéaste romain.
« Admirer l’admirable et m’en tenir là »
Moins décousu que volontairement composite, le film doit sa cohérence à l’articulation de ses différents régimes d’image autour de deux approches qui structurent successivement son déroulement. Constituée d’extraits et de rushes tirés d’un documentaire tourné pour la télévision, la première partie du film recouvre, dans une approche strictement analytique, le versant thématique et théorique de l’œuvre argentienne où transparaît l’influence de la sémiologie et du Blow Up d’Antonioni. La seconde, qui voit Thoret suivre le réalisateur de Suspiria sur les lieux de tournage de Inferno et de Ténèbres, laisse quant à elle apparaître la mélancolie qui habite secrètement tous les films d’Argento. On pourrait déplorer que cette partition binaire entre les aspects réflexifs et existentiels de l’œuvre n’arrive jamais à les entrelacer complètement, mais ce serait perdre de vue que Thoret ne cherche précisément pas à réaliser ici une introduction (le film s’adresse en priorité aux connaisseurs), mais à réfléchir sur l’évolution de son rapport personnel avec le cinéma d’Argento. Au regard de sa structure bipartite, qui porte la marque de l’évolution du point de vue de Thoret, Soupirs dans un corridor lointain se révèle être également le portrait en filigrane de son auteur, qui entre 2000 et 2019 a troqué les habits du critique pour ceux du réalisateur. On peut toutefois regretter que pour montrer le renouvellement de son approche, Thoret s’en tienne essentiellement, dans la seconde partie du film, à garder une distance déférente vis-à-vis du maître, lorsqu’il ne s’ingénie pas tout simplement à imiter la virtuosité des cadrages et des plans-séquences d’Argento. La longue déambulation dans les ruines de la villa de Ténèbres, pastichant son célèbre plan à la Louma, revêt ainsi une valeur symptomatique, car à trop admirer l’homme qu’il filme, Thoret ne répond pas à la question qui traverse pourtant tout ce documentaire aussi passionnant que frustrant : comment filmer celui dont les images ont forgé mon imaginaire ?