Après les controversés Frissons de l’angoisse (1975), Dario Argento réalise ce qui demeure son film le plus réputé, considéré comme son chef-d’œuvre : Suspiria. C’est aussi un tournant dans la carrière du réalisateur, qui tourne, avec ce film, le dos à son genre de prédilection, qu’il a aidé à inventer : le giallo. Transposant les recettes du giallo dans un cadre plus fantasmagorique, onirique, que fantastique, Argento entre, avec Suspiria, dans la légende d’un cinéma qui déborde de l’écran.
Il aura suffit d’un vers de Thomas de Quincey, dans Suspiria de Profundis, pour que Dario Argento conçoive l’idée de ce qui demeure aujourd’hui son œuvre maîtresse : la Trilogie des Enfers, consacrée à la trinité impie, dévolue à la corruption et la destruction des hommes – les Trois Mères. Premier des trois films de la trilogie, Suspiria est loin d’avoir la rigueur scénaristique formelle d’Inferno, deux ans plus tard (quant au navrant Mother of Tears, troisième volet longtemps espéré et honteusement décevant, passons-le sous silence). Le réalisateur semble, avec ce premier film réellement fantastique, habité par la joie chaotique due à ses trouvailles visuelles et formelles. Dario Argento s’était, jusque là, cantonné à œuvrer dans le giallo, l’ancêtre du slasher américain, genre dans lequel le baroque grandiose de Suspiria n’était présent qu’en germes à peine perceptibles. Si les Frissons de l’angoisse annonçaient déjà le virage formel de Suspiria, le changement de style visuel est cependant saisissant.
Suspiria doit ainsi énormément à la photographie de Luciano Tovoli, qui offre à Argento une palette de couleurs outrancières, où la nuance est absente, remplacée par l’intensité de la palette. Cette intensité crée, à l’écran, de véritables pans de couleurs, aussi bien dans les éclairages d’ambiance que sur les objets eux-mêmes. La caméra d’Argento met ainsi à profit les lignes de composition de son patchwork visuel pour enlever toute idée de réel, d’extérieur – il convient d’ailleurs de noter que même les rares scènes extérieures sont presque exemptes de rotondité, soumises à la ligne : que ce soient les néons horizontaux, les rideaux de pluie, les ombres oppressantes des grands monument, voire les costumes des personnages – tout est anguleux, en couleurs unies. Seuls les personnages humains semble vecteurs d’irrégularité – l’expression littérale du baroque : la beauté de la touche d’imperfection dans la perfection. Le monde de Suspiria est un monde ordonné, propre – en apparence. Comme dans Rosemary’s Baby, c’est de l’humain qui vient le doute, l’horreur, la paranoïa – même si le propos de Dario Argento est bien plus teinté de surnaturel et d’outrance sadique que celui de Roman Polanski.
Le petit jeu d’élimination auquel sont soumises les jeunes filles de l’académie de danse s’apparente donc à une conscience ordonnée du lieu, qui désirerait éradiquer les fauteuses de troubles. L’ordre établi est d’ailleurs ce que vient déranger l’héroïne (Jessica Harper, dans un personnage réminiscent de celui qu’elle interprétait dans Phantom of the Paradise). Comme dans le film fondateur du genre du giallo, la Baie sanglante de Mario Bava, Suspiria fait de ses meurtres une forme de réaction d’un l’esprit du lieu contre des humains brouillons et indésirables – un symbole qui n’est jamais bien loin dans l’esprit du réalisateur du Chat à neuf queues. Les victimes sont, pour toujours, dérisoires, et prisonnières d’un mécanisme morbide qui ne leur laisse aucune chance, et le jeu de massacre prend, avec Suspiria et Inferno, des airs de compositions picturales où le sang des morts n’est qu’une couleur de plus.
Somptueux opéra multicolore et barbare, Suspiria appartient également à une race très particulière, peut-être intrinsèquement associée aux années 1970-1980. Comme La Malédiction de Richard Donner, le Poltergeist de Tobe Hooper, l’Exorciste ou Rosemary’s Baby, Suspiria est un film dont la légende dépasse le seul cadre de l’écran. Entouré de nombreuses anecdotes (par exemple : on pourrait, dit-on, apercevoir à l’écran, aux seconds et troisièmes plans, des apparitions inexpliquées), Suspiria leur doit une partie de son pouvoir de fascination. Le scénario ayant auparavant été écrit avec pour protagonistes des jeunes filles de 12 ans, la production avait refusé, arguant – certainement à raison, puisqu’en l’état le film a été interdit en Allemagne – que mettre des petites filles dans cette atmosphère violente et éprouvante aurait suscité les foudres de la censure. Dario Argento changea donc l’âge de ses protagonistes, mais en gardant à la fois les dialogues – ce qui explique leur naïveté – et leur rapport à l’espace : les jeunes femmes sont donc écrasées par le décor comme si elles étaient encore petites filles. Ce faisant, Dario Argento transforme un giallo baroque en véritable perversion d’Alice au pays des merveilles, en conte de fées macabre digne des frères Grimm – une autre référence avouée de Dario Argento.
Nanti d’une B.O. somptueuse composée par le groupe Goblin, qui a fait beaucoup pour la légende du film (et qui a été composée avant le tournage, et diffusée pendant celui-ci jusqu’à l’hypnose totale des acteurs sur le plateau) et qui mérite sa place au panthéon des musiques de film, aux côtés du thème, très proche, de l’Exorciste, Suspiria est donc un film parfaitement inscrit dans son époque. Un film aux relents méphitiques propres aux années 1970, cette période où, plus qu’en toute autre, le surgissement hors de l’écran des films fantastiques semblait une constante, qui capture à la fois l’esprit d’audace, d’inventivité, et d’innovation qui caractérisait le genre. Magnifiée dans Inferno, cette symbiose par Argento de son époque et de sa créativité lui a permis d’amener à l’écran un diptyque somptueux, toujours d’actualité parce que daté, dont, hélas, le réalisateur s’est aujourd’hui bien éloigné.