Dix ans exactement après être arrivé à la réalisation, Dario Argento donne avec Inferno une suite à ce qui restera probablement son plus grand film : Suspiria. Si on est évidemment bien loin des thématiques – mais non de la forme – du giallo qui a fait la renommée du réalisateur, Inferno se démarque également de Suspiria par la rigueur qui transparaît sous le délire visuel et sous l’équarrissage méthodique d’une poignée de personnages.
Distribué par la 20th Century Fox, Suspiria aura généré des recettes au-delà des espoirs les plus fous : c’est ainsi que les producteurs nantirent sa suite/remake Inferno d’un budget confortable – budget qui, allié à l’expérience acquise sur le précédent film, permit à Dario Argento de concrétiser avec la grandiloquence adaptée ses visions baroques inspirée de De Quincey. Quelques années après le Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, considéré comme un précurseur de la poésie en prose, Thomas de Quincey publiait Suspiria de Profundis, œuvre majeure du genre en langue anglaise. Sortant des contraintes de la forme rimée, la « poésie en prose » – le genre duquel est issu les terribles et merveilleux Chants de Maldoror – conserve de la poésie, avant tout, le principe de la polysémie du langage. Ce que nous lisons, ce que nous disons, n’est jamais aussi riche que lorsque chaque signifiant possède plusieurs signifiés. Pour Dario Argento, ce que nous voyons et entendons est également propice à de multiples interprétations : le langage visuel déployé dans les deux premiers volets de sa Trilogie des Enfers (qui se terminera par le navrant Mother of Tears, des années plus tard) est celui du foisonnement onirique, du rêve éveillé – ou plutôt, évidemment, du cauchemar auquel on n’échappe pas.
Librement adapté, donc, du Suspiria de Profundis, les films de la Trilogie des Enfers se concentrent sur les personnages des Trois Mères, ombres des Muses, des Parques, créatures féminines infernales et sans pitié. La Mère des Soupirs était le sujet du premier film : Inferno s’intéresse à la Mère des Ténèbres, dont on comprend vite que la résidence se situe dans un immeuble ancien de la ville de New-York, où divers protagonistes, animés par trop de curiosité, de malveillance, ou simplement frappés de malchance, trouveront la mort d’horrible façon. Pour quelle raison réelle ? Selon quelle logique ? Bien vite, il faudra abandonner toute prétention à réfléchir selon ces termes dans Inferno : temporalité et causalité deviennent de plus en plus poreuses à l’ambiance de chaos cauchemardesque qui imprègne la demeure de la Mater Tenebrarum, tout autant qu’y sont soumis les protagonistes. Pourtant, jamais le récit ne se laisse aller à la facilité du foisonnement sans méthode : toujours, Argento parvient à maintenir le cap de son récit, à créer une logique, une temporalité propre à son récit – un film-monde, un film-illusion complet, où le réalisateur parvient à imposer sa propre logique, à la fois grâce à son travail visuel et au script attribué à Daria Nicolodi, qui aurait été la collaboratrice d’Argento au scénario sur les deux premiers film de la Trilogie (et la mère de sa fille Asia), en ne se voyant créditer son travail qu’avec difficulté.
La progression de ce récit tient du sortilège : très rapidement, le film sort des sentiers de la logique narrative pour emprunter ses propres chemins, balisés par les soins de l’équipe. Ainsi, en va-t-il de la première séquence, où Rose Elliot (Irene Miracle) trouve dans les sous-sols de la maison une improbable cave inondée, baignée dans une lueur bleutée. Elle va, évidemment, laisser tomber son trousseau de clé dans l’ouverture aqueuse. Pour le récupérer, elle va tout d’abord observer, tremper son bras, entrer la tête, puis son corps entier dans la cave inondée – en prenant soin de retirer ses chaussures : la gradation, la cohérence des détails ancrent cette scène dans le réel, l’absurdité de l’acte le précipite dans le rêve – sans en avoir l’air, Dario Argento nous a déjà fait passer dans l’onirisme, le magique. Cette dichotomie, cet équilibre entre le cohérent, le réel, et le cauchemar baroque vont structurer tout Inferno : ainsi, va-t-on retrouver ce glissement subreptice de la logique, du réel, à l’imaginaire et au cauchemar, lorsqu’un des personnages décidera de noyer des chats, et subira un chat-iment (pardon) des plus ironiques – ainsi, surtout, tout le film va-t-il osciller entre le policier, la résolution logique de la série de meurtres (l’aspect giallo du film) et la montée en puissance du rêve, de l’onirisme sombre créé par la photographie et la mise en scène.
Dans la demeure de la Mater Tenebrarum, rien ne semble illogique à première vue – et c’est d’ailleurs d’une façon parfaitement logique, architecturalement cohérente que la résolution de l’énigme s’opérera à la fin du film. Rien, si ce ne sont les décors baroques hallucinés, peut-être moins chaotiques que ceux de Suspiria, mais tout aussi grandiloquents. Pour peu que le récit passe du côté de la peur, pour peu qu’il ne prenne le point de vue d’une victime en puissance, il devient impossible de reconnaître les lieux parcourus quelques minutes auparavant. Avec un montage effréné, un usage des couleurs d’une grande pertinence, Argento transforme son unité de lieu pour en faire une multiplicité métamorphe, et contamine son auditoire avec la folie qui frappe ses protagonistes. Grand amateur de Sir Arthur Conan Doyle, Argento transcrit ici les univers mystérieux et inquiétants de Sherlock Holmes tout autant que des nouvelles d’Edgar Allan Poe – sans jamais, pourtant, les citer. Peut-être une telle humilité aurait-elle également convenu à son film suivant, Ténèbres, mais hélas…
Les rôles s’interpénètrent dans la distribution d’Inferno : Daria Nicolodi interprète une victime, et aurait collaboré au scénario, tandis que trois générations de cinéastes évoluaient sur le plateau, à divers degré d’implication dans la réalisation. Dario Argento, bien sûr, mais également, en seconde équipe, le légendaire Mario Bava (dont il s’agit du dernier film), ainsi que le fils de celui-ci, Lamberto Bava (qui ne connaîtra la célébrité que pour ses médiocres films d’horreur 1980’s, tels que le célèbre Démons – où jouera la seconde fille de Dario Argento, Fiore). Une affaire de grande famille, en somme. Mario Bava, lorsqu’il évoquait son remarquable La Baie sanglante, soulignait que tout le début de sa carrière avait été marqué par cette ambiance d’équipes tournantes, de cinéastes amis venus des plateaux mitoyens pour soulager le planning d’un collègue surchargé, ou simplement mettre leur grain de sel dans le film. Majoritairement tourné en Italie, Inferno a sans doute été le théâtre de telles pratiques. Dario Argento ayant été malade une partie du tournage, il convient de s’interroger : Inferno est-il véritablement un film du seul réalisateur de Suspiria ? Au vu de la carrière qui suivra Inferno – une carrière qui ne parviendra jamais réellement à côtoyer les hauteurs atteintes par le diptyque Suspiria / Inferno – on est en droit de se le demander. Mais qui que soit la personne à l’origine du film, l’édition en DVD d’Inferno vient combler un manque injuste, et permettre la redécouverte de ce qui est peut-être un des films fantastiques les plus injustement déconsidérés de l’histoire du cinéma.
C’est donc l’édition même du film qui constitue l’intérêt principal de la sortie DVD d’Inferno : quelques bonus habituels (bande-annonce, photos) et un documentaire exclusif avec des interviews de Dario Argento et de son directeur de la photographie – offrant surtout l’opportunité d’entendre parler du film par ses créateurs – viennent agrémenter avec bonheur l’édition, mais, faute de temps (l’intégralité du documentaire n’atteint pas le quart d’heure), ne sont pas réellement fondamentales.