À quelques semaines d’une élection présidentielle qui aboutira vraisemblablement au non-choix d’un système libéral, personne ne pourra taxer Gilles Perret d’opportunisme quant à son sujet. Les ouvriers, 23% des actifs, occupent 2% de l’espace médiatique (chiffres tirés du dossier de presse) : De mémoires d’ouvriers retrace didactiquement leur histoire, mais aborde malheureusement l’enjeu ouvrier d’une manière trop archéologique, oubliant de délicats enjeux spécifiquement contemporains.
Six millions de représentants, de quoi faire rêver n’importe quel candidat : curieusement, l’électorat ouvrier a été relégué au second plan, derrière les fonctionnaires et les salariés. Pour réaliser la fusion entre mémoires ouvrière et collective, Perret remonte les années en interrogeant ceux qui ont fait la généalogie d’une catégorie socioprofessionnelle. Laquelle n’était d’abord qu’un métier d’appoint pour les agriculteurs les moins fortunés : afin d’acheter leurs machines, ils faisaient fonctionner celles de la métallurgie. Une solution forcée qui pouvait coûter un bras, au sens propre : malgré une société des loisirs de plus en plus critiquée, difficile de regretter des conditions ahurissantes qui faisaient travailler douze heures d’affilée les ouvriers sur le chantier d’un barrage. « Pas plus d’un litre de vin par jour pour un ouvrier manuel » impose une affiche : moins d’interdits, mais il le fallait bien pour supporter le statut de bête de somme. Un plan sur des pieds qui se balancent dans le vide : Marcel Eynard survit mais doit se harnacher au plafond pour redresser ses vertèbres. Étrange situation que celle de l’époque : l’usine et l’aciérie étaient des pivots sur lesquels on construisait sa vie. Michèle Eynard, barmaid à l’époque, se souvient d’une « camaraderie formidable ». Tout le monde se connaît, on se suit jusqu’à la mort (les cercueils sont fabriqués par les menuisiers de l’usine). La construction est curieusement linéaire, la plupart des intervenants sont aujourd’hui à la retraite, et regardent avec nostalgie un temps où l’avenir chantait encore. Ou pas : quand des élections scellent frauduleusement l’alliance entre patronat et politique à Cluses (Haute-Savoie) et mènent à l’assassinat de trois ouvriers en 1904, on regrette l’absence de mise en parallèle avec le présent, car la situation n’a pas vraiment changé.
Pour saisir le point de bascule qui condamne les travailleurs, Perret passe des affiches du début du siècle aux vidéos mi-cyniques, mi-idéalistes des années 1980 : « L’acier est mort, vive l’acier » proclame sans y croire un film d’entreprise. Quand le temps de travail est (enfin) réduit, les cadences sont revues à la hausse : libéralisme sauvage et insidieux. La convivialité disparaît, la conscience politique aussi : impossible de réfléchir quand on mène une vie de galères. « Les gens avaient une conscience politique, aujourd’hui la culture, elle est plus tournée vers le foot, le téléphone portable » constate amèrement un ouvrier, trente-huit ans d’ancienneté. Oui, Gilles Perret descend dans la rue, mène son enquête avec un pragmatisme à tout épreuve : il interroge directement ses interlocuteurs, souvent des individus lambda, à dix milles lieues des « spécialistes » habituellement convoqués. On pourrait ironiser en criant aux commentaires de comptoir, mais tout le monde conviendra que c’est là que l’on capte le mieux un Zeitgeist.
Mais ce dernier n’est jamais confronté à un peu de défiance : jamais complété, le point de vue ouvrier passe finalement pour un regret vaguement nostalgique mais très statique. On parle nationalisations et réinvestissement des bénéfices, évidemment, mais jamais autogestion, par exemple. Obtenir quelques déclarations d’un patron lambda, voire d’un patron solidaire de ses ouvriers (l’exemple aurait mérité d’être mis en lumière !) aurait donné une autre dimension au documentaire, évidemment utile, mais vite recru. Enfin, même si les statistiques sont probablement gonflées, il est clair que les ouvriers votent désormais plus à (l’extrême) droite qu’auparavant : mauvaise foi que d’éviter cette question (surtout lorsque des ouvriers viennent d’évoquer le cosmopolitisme des usines : Polonais, Grecs, Russes, Italiens, Arabes s’y côtoyaient), comme celle de la désaffection des syndicats. En éludant ces questions, De mémoires d’ouvriers s’afflige une énigmatique inertie, alors que les exploiteurs sont indubitablement « toujours en face, avec les crocs ouverts ».