Lorsque Péter Forgács investissait les images amatrices d’une famille hongroise pour son film La Famille Bartos (1988), qui marquait le point de départ de la série Private Hungary, il brossait le portrait de son pays natal à travers un point de vue unique et homogène, un regard bourgeois et insouciant sur le monde. Si Gilles Perret ne va pas jusqu’à signer son « Private Haute-Savoie », sa filmographie témoigne d’une même attention pour sa région (Ma mondialisation, Ça chauffe sur les Alpes, Walter, retour en résistance, De mémoires d’ouvriers, …) et creuse un sillon analogue avec son nouveau documentaire. Vingt-cinq ans après Trois frères pour une vie (1999), dans lequel il mêlait déjà les images de la vie des Bertrand et de leur ferme laitière de Quincy, Perret entend à nouveau composer une histoire du monde agricole savoyard, étendue sur un demi-siècle. En 1972, le journaliste Marcel Trillat filmait les trois jeunes et robustes frères Bertrand, André, Jean et Joseph, œuvrant pour transformer leur exploitation. En 1997, Perret, qui travaillait encore pour la télévision, se décidait à son tour à enjamber la clôture voisine, franchissant par la même occasion les portes du cinéma, pour suivre la dernière année de besogne de ces trois paysans à l’aube de leur départ à la retraite. Ils y léguaient difficilement leur ferme, déjà bien changée, à leur neveu Patrick et sa femme Hélène. Dans ces images spontanées, où l’on prenait encore le temps de vagabonder hors des chemins balisés pour capter les surprises et les hasards du quotidien, se révélait alors, le temps d’une fête des voisins ou d’une tournée de cidre, un regard assez singulier. Gillet Perret filmait de façon instinctive, en abandonnant les larges plans fixes des séquences de témoignage pour se rapprocher de ces hommes et saisir en gros plans les détails qui les caractérisaient. Vient enfin la troisième pièce, La Ferme des Bertrand. Vingt-cinq années de plus ont transformé André en vieillard solitaire et Hélène en veuve, qui partage désormais l’exploitation avec son fils et son gendre (que l’on n’aperçoit plus que du haut de leurs engins) et s’apprête à passer la main à un nouvel arrivant : un robot de traite ultramoderne. Ces dernières années ont également fait de Perret un documentariste reconnu (nommé aux César pour Debout les femmes !) mais aussi plus calibré, qui poursuit ici le récit de cette famille, sans plus laisser de place aux imprévus et aux aléas du travail.
Si l’on ne retrouve pas ici l’ardeur et l’acuité de regard de Trois frères pour une vie, reconnaissons toutefois un intérêt de Perret pour le passage inéluctable du temps, qui n’épargne pas les corps usés (des mains tremblantes aux dos ankylosés) ou disparus (les décès de Joseph, Jean et Patrick). Cette dimension du documentaire se fait d’autant plus ressentir que la ferme semble rajeunir sous l’effet de la modernisation. À défaut de convaincre dans sa tentative de rendre universelle l’histoire de la famille Bertrand – le film ressemble par endroit à une fable sur le monde paysan qui tenterait d’aller au-delà du particularisme de cette ferme –, Perret réussit à la mêler à une histoire matérielle du cinéma : la peau des personnages se flétrit en même temps que les tâches et les rayures apparaissent sur la pellicule de Marcel Trillat, que les artéfacts, les bruits et les effets de bandes altèrent la vidéo de 1997, laissant place à la peau lisse des machines et des images actuelles de la ferme. Cette évolution s’incarne aussi par les gestes et les mains : celles qui auparavant trayaient les vaches, distribuaient les céréales et ramassaient le foin tournent désormais le volant d’un tracteur, appuient sur des boutons et sur la souris d’un ordinateur (marquant au passage une transmission, en l’occurrence bienheureuse, de l’Homme à la machine). André, voûté par le travail et désormais sans ses frères, se noie dans l’écran par l’élargissement du format vidéo (le 16/9 remplace le 4/3) et de la profondeur de champ, confirmant alors le constat qu’il faisait déjà de sa vie, lors du premier passage de Perret, une « réussite sur le plan économique » en même temps qu’un « échec sur le plan humain », lorsqu’il était encore une bête de somme. Tout était cependant pratiquement déjà dit dans Trois frères pour une vie, à travers lequel se transmettaient un attachement profond au territoire, omniprésent en arrière-plan, et le désir d’un travail plus digne, auquel les images inédites de La Ferme des Bertrand n’apportent finalement que peu. Parce que Gilles Perret ne cesse de se rapprocher de ses personnages puis de s’en éloigner, le film oscille entre un objet certes encore personnel, mais à la forme désormais moins incarnée.