Dès ses premiers documentaires, Gilles Perret semble avoir voué son œuvre à la réhabilitation des classes défavorisées. Dans Reprise en main, sa première fiction, le geste procède de la même volonté : mener un combat symbolique aux côtés des dominés. Cédric, ouvrier fils d’ouvrier, décide avec ses amis et camarades d’affronter directement la mainmise des fonds d’investissements. Se jouant du système, ils essaieront de créer leur propre fonds pour racheter l’entreprise dans laquelle ils travaillent, et gagner ainsi une (modeste) bataille contre le Capital. La ligne est claire : Reprise en main est le récit d’une lutte, ou plutôt, il croit l’être. Car il revient à un film qui se revendique de cet objectif de le mener à terme.
Le grand horizon – le seul – pour Gilles Perret, est de « reprendre en main » le récit, de l’accorder entièrement aux voix habituellement tues, prolétaires et déclassées. C’est là que son geste s’affirme comme politique, et là seulement. Tout n’est que prétexte à l’avancée d’un scénario parsemé çà et là de conflits et de confrontations, mais qui ne sont que de purs ressorts narratifs évacuant la perspective d’une observation plus précise et féconde de la situation. Les quelques effets comiques, redoublant la trame d’un apparat ludique, ne font qu’adoucir un peu plus le cours policé d’un récit en pilotage automatique. Car le film sonne étrangement faux, ou du moins impersonnel. En témoigne par exemple l’usage qu’il fait de ses décors, de l’usine aux bureaux genevois, en passant par le bar du village, qui ne sont finalement que des cadres traversés, des arrière-plans stériles, présentés à défaut d’être représentés. De même pour les dialogues qui, s’ils prêtent parfois à rire, apparaissent souvent forcés : le recours à la novlangue néolibérale, redoublé par un accent anglais outrancier, fait sourire puis soupirer à force de réutilisations caricaturales et lassantes. Le récit mécanique et l’écriture approximative peinent à faire exister des personnages à peine ébauchés et qui n’ont d’autres fonctions que scénaristiques : tel personnage est banquier et pourra apporter son expertise, tel autre dirige une entreprise technologique et pourra apporter la sienne ; tous se résument à leur CV, qui les caractérisent presque essentiellement.
Si bien que Reprise en main se fait étonnamment, et probablement malgré lui, chantre de l’efficacité et du récit productif ; il crée tout au plus de la valeur narrative. Ses lignes de tension sont factices, de même que ses fractures et ses oppositions, prises dans le moule bien lissé des productions standardisées, prêtes à sortir de l’usine. En témoigne l’acte final qui renseigne sur l’insuffisance du geste : la grève qui fait irruption n’est plus un acte de lutte mais un moyen narratif, pièce parmi d’autres ne visant qu’à relancer la course au récit. Les conflits sont pour la plupart adoucis, lissés, rapetissés, loin de la radicalité dont se réclame le film. Sans cesse les personnages souhaitent détourner le système à leur avantage, le retourner de l’intérieur et ne pas se laisser avoir, comme pour dire « nous ne sommes pas dupes ». Mais le film semble quant à lui détourné de ses propres intentions, devenant pur produit. Gilles Perret ne s’empare de rien, à peine réemploie-t-il certains schémas narratifs qu’il arbore fièrement comme un gage de révolte, sans se rendre compte qu’il en consacre au même instant la banalité. Si le film s’attache à laisser ouverte la possibilité d’une lutte, lui ne dévie pas dans sa forme et sa ligne des sentiers battus. En dépit de ce qu’il voudrait bien nous faire croire, tout est couru d’avance. Devant pareil spectacle, aussi convenu qu’inoffensif, on ne saurait parler de combat, encore moins de radicalité. Reprise en main n’est pas un film de lutte, tout au plus un film à sujet animé d’un esprit de réforme gentille et tranquille, dupé lui-même par les schémas qu’il réemploie. Bien malgré lui, Gilles Perret s’y trouve doucement repris en main : par le courant et les flots tranquilles d’un cinéma bien huilé, fait de conventions prudentes et de trajectoires prémâchées.