Documentaire classique dans sa construction et son équilibre entre mémoire orale et narration historique, Les Jours heureux s’intéresse à un pan de l’histoire de la Résistance et de la reconstruction politique de guerre et d’après-guerre assez peu visité par la non-fiction : la création et le destin du programme du CNR (Conseil National de la Résistance). Si l’on peut regretter quelques prolongations dans le contemporain un peu simplistes, le film reste, dans l’ensemble, un portrait complet et précis des rapports de force et des enjeux politiques des mouvements de Résistance.
Force de l’évocation
La facture des Jours heureux ‑titre emprunté au document original du programme du CNR- est, disons-le tout de go, assez classique. Le film, construit sur une série d’entretiens, laisse parler ses intervenants, ne joue pas sur l’invasion d’un rythme effréné dans le champ narratif, prend le temps de peser son sujet. Mais ce relatif effacement du réalisateur, Gilles Perret, qui avait déjà filmé la mémoire orale en 2008 dans Walter, retour en Résistance et en 2011 dans De mémoires d’ouvriers, laisse le sentiment somme toute assez agréable de la mise en valeur de personnes, jamais considérées comme de simples objets ou étapes accrocheuses d’une mise en scène de l’histoire. Le pari de Gilles Perret, réussi en grande partie, n’est ni de faire revivre ni d’illustrer une chronologie plate : il consiste en l’évocation, au travers d’êtres souvent exceptionnels, de la tranche politique d’une période souvent cantonnée au militaire. La grande force du film est d’abord d’avoir réussi à réunir autant de voix différentes, de Jean-Louis Crémieux-Brilhac (représentant de la France Libre gaulliste) à Daniel Cordier (secrétaire de Jean Moulin) en passant par Raymond Aubrac (co-fondateur de Libération-sud) et Stéphane Hessel (membre des FFL). Cette polyphonie démontre à chaque instant la complexité des rapports de force entre mouvements de résistance et partis politiques, entre centralisme gaullien à Londres et volonté d’indépendance intérieure en métropole.
L’importance donnée à la parole, rafraîchissante, des anciens résistants ne donne pas seulement lieu à un retour narratif : elle crée un véritable réseau de mémoires qui s’accordent sur un certain nombre de points comme la nécessité d’un optimisme presque utopique, l’importance d’une stratégie de conquête politique et militaire, l’évitement de l’AMGOT américain. Mais le film souligne aussi les divergences marquées au sein du CNR, notamment entre communistes et socialistes, entre mouvements de Résistance et gaullistes ‑la décolonisation n’apparaîtra qu’en pointillés dans le programme final, largement inspiré par les idées de la SFIO. En outre, le film utilise avec parcimonie et délicatesse ses sources et ses analystes : la présence des historiens Laurent Douzou et Nicolas Offenstadt, discrète et précise, n’a pas pour seul objet la légitimation d’un discours ou d’une approche. Elle montre le mélange d’intégrité et d’émotion du scientifique face au document, l’impossible discordance de l’objectif et du subjectif que Gilles Perret fait d’ailleurs sienne. Son engagement est in fine à la croisée des chemins historiques et intérieurs : il met l’accent sur l’accomplissement des hommes (l’union nécessaire, l’effacement de l’individu devant la finalité collective) mais également sur leur expérience humaine de la Résistance (l’angoisse de l’arrestation, l’horreur de la torture et de l’emprisonnement). Au milieu des ténors ‑dont on ne niera pas le rayonnement, un ancien FTP surgit : Léon Landini, résistant lyonnais arrêté et torturé par Klaus Barbie, raconte sa guérilla et s’arrête, le temps d’une visite du fort Montluc, sur la cellule où il a survécu avant la libération de Lyon. Le film prend alors l’un de ses envols, en laissant simplement courir la respiration de celui qui se rappelle et s’accroche au souvenir de ceux qui n’ont pas vu l’application politique de la lutte.
Un miroir parfois cruel
Entièrement fondé sur le respect d’une histoire et de ses intervenants, Les Jours heureux devient plus contestable lorsqu’il élabore un parallèle entre la Résistance au sein du CNR et l’engagement actuel des jeunes (et moins jeunes) générations. S’il souligne avec vigueur la reprise vide du programme uniquement utilisé comme référence prestigieuse par la plupart du personnel politique contemporain (il faut bien avouer que l’hypocrisie et les contradictions de Thierry Mariani, Jean-François Copé ou François Bayrou font peine à voir), Gilles Perret, cinéaste militant, semble parfois se perdre dans un désir, sans doute noble au départ, de raviver la flamme du CNR. Ainsi interroge-t-il quelques altermondialistes et participants des réunions du plateau des Glières qui semblent bien faibles et peu marquants comparés aux témoignages passionnants de leurs aînés. Le contexte n’est, certes, pas le même, mais on peine justement à ressentir l’urgence de l’engagement que Raymond Aubrac ou Léon Landini transmettait quelques minutes auparavant. Fort heureusement, la partie réservée au contemporain est amplifiée par les interventions, parfois musclées, de combattants vivaces comme Stéphane Hessel, qui essaye d’opposer au discours anti-européen d’une jeune femme la force de l’idée d’union et de révolte politique. Ce sont évidemment des vignettes, des coupes d’expériences et des bouts de vie, mais ils forment plus qu’un projet pédagogique ou un montage héroïque : ils remettent en mouvement l’histoire et ses acteurs, le particulier et le politique, les morts et les vivants.