Il y a un léger étonnement à apercevoir Andranic Manet (Étienne) au début du film de Jean-Paul Civeyrac, à se dire qu’il faudra s’attacher tout du long à ce grand corps arrondi sur les bords, calme et lent. Une armoire à glace, on n’en voit plus beaucoup dans les films qui s’intéressent à la jeunesse, tablant plutôt sur des beaux gosses mobiles ou des ados joliets. Rien de ça avec Étienne, personnage simple, calme et réfléchi. On repense brièvement à Depardieu face à Duras dans Le Camion (1977), le même babillant puis interdit devant les deux femmes assises de Nathalie Granger (1972) ou tout absent dans La Femme du Gange (1974). Un garçon aux traits lourds, assis (ou débout, mais posé), un peu gauche (conflit de classe), qui tient son corps en retrait dans sa parole. Pareillement, le corps d’Étienne, on ne le verra pas beaucoup bouger : plutôt meubler les espaces et tenter d’incarner les mots (c’est-à-dire parler et écouter plutôt que faire) que le film de Civeyrac dispose à la suite.
Et de meuble, le corps d’Étienne, on apprendra vite que ce n’est pas vraiment une armoire (genre souvenirs et fantômes) mais plutôt un lit (l’attribut mélancolique par excellence). Le tout début du film montre notre héros encore provincial et sa petite amie Lucie (Diane Rouxel) qui restera lyonnaise et marginalisée, la tête posée sur son buste après l’amour. Lit pour les autres, Étienne le restera tout du long pour quelques jeunes filles (et quelques jeunes hommes, mais chastement) qui lui passeront dessus et le dépasseront chacun son tour. Il y a d’ailleurs quelque invraisemblance à ce que ce garçon peu velléitaire et qu’on nous présente réellement « sans qualité » attire à lui tant de (beau) monde, des jolies filles (une chouette fille aux airs de Judy Holliday, une colocatrice vive et artiste, une « fille de feu » militante, et pour finir une jolie fille banale, bonne dernière), des garçons passionnés, bavards et cinglants, toujours prompts à dégainer citations et anathèmes, un prof de l’université de Saint-Denis, et même une entière équipe de tournage, dont l’assistante, elle-même réalisatrice, dévouée et à l’écoute viendra tirer notre héros du lit par la force des cris, s’il le faut.
Le roman immobile
Comme un contre-pied du roman d’apprentissage – celui qui décrit l’exploration active d’un environnement ouvert après la maturation presque immobile de l’enfance – le film de Civeyrac fait de son héros moins une tête chercheuse qu’un lieu de passage propre à accueillir une galerie de personnages sans trop bouger lui-même. La chambre d’Étienne, cette cellule ouverte sur la plus grande cellule d’une colocation perméable aux rencontres, chambre qui fera aussi office de salle de montage et de cinéma, d’échanges à bâtons rompus, Skype et téléphone, cette chambre à tout faire est à l’image du film, renfermé sur lui-même et ses personnages. Renversement, encore, du roman d’apprentissage : aucune aventure dans l’espace parisien, qui n’apparaît presque jamais dans ce film cadré presque entièrement en plans rapprochés et en fonds flous. Et excepté de banals plans de Seine et quelques reliefs architecturaux, petits bouts d’espaces traversés et vite fondus au noir, on ne voit la ville qu’à travers des mythes culturels : Bresson sur l’île Saint-Louis, Nerval suicidé dans une rue du premier arrondissement (celle-ci a disparu, et peu importe, elle ne vaut que comme évocation)… Sur cette toile de fond assez vague, passent et disparaissent des personnages – petit milieu au fond – tous provinciaux, qui forment et déforment la capitale par leur entrées et leurs sorties (répondant en cela au postulat balzacien).
Mes provinciales, avec son possessif autoritaire de l’appropriation passionnelle, évoque autant le catalogue de conquêtes (du type « mes petites amoureuses ») que la réécriture d’une bible de chevet (en l’occurrence ici : ce pur et dur de Blaise Pascal et ses Provinciales qui servent de référents au héros). Le récit de ce jeune provincial qui va à Paris pour faire du cinéma, fait des rencontres en restant seul, se rapproche de lui-même en s’éloignant de ses maîtres (des jeunes gens comme lui et de vieux auteurs) et trouve au bout du compte sa propre banalité (une fin assez normative, quand même) tient de ce fait autant de la restitution d’une expérience individuelle (autobiographique, autofictionnelle…) par Civeyrac que de son souhait de témoigner (ce qui peut sembler plus intéressant) de ce qu’il en est du dogmatisme foncier de la post-adolescence. Dogmatisme, c’est-à-dire moins la radicalité de ne céder sur rien et à rien, que la tentation du plein, de la parole pleine, du comportement entièrement signifiant. Le dogmatisme, c’est vouloir toujours faire sens.
Derrière les paroles
Le film peut être rapproché (c’est sans doute voulu) du Diable probablement (1977) de Bresson, où un jeune héros perdait ses pas dans les discours dogmatiques des autres, assimilés à des bruits dissonants, jusqu’à être suicidé par « un bruit plus fort que les autres » (un coup de feu dans la nuque). Dans Mes provinciales, le suicide est comme manqué par le héros : c’est le beau, dur et pur Mathias qui s’est jeté par la fenêtre, comme on l’apprendra plus tard. À la toute fin du film, Étienne contemplera pour sa part un calme panorama de toits par une fenêtre ouverte (la première qu’on voit, à peu près), la caméra s’y inscrivant dans un zoom lent, sans la traverser. Or il s’avère que juste avant que l’on quitte pour toujours le personnage de Mathias, qui ne cesse de faire des aller-retours entre Étienne et des limbes séduisantes, celui-ci, une petite seconde, a failli à sa superbe. La scène se déroule après que Mathias et Étienne se soient retrouvés par hasard dans une des nombreuses fêtes qui parsèment le film. Ils en sortent à l’initiative du premier et se promènent sur les quais, échangeant traits d’esprits et assertions nourries, évoquant le futur (le cinéma qu’ils ont à faire). En marchant, Mathias trébuche à peine et perd un instant l’équilibre, Étienne en rit sans y prêter très attention, Mathias se rembrunit et déclare brusquement qu’il doit partir. Seul moment du film où quelque chose de l’ordre de l’accroc, du lapsus, surgit.
Surprise du spectateur. Cette « bévue » où Lacan voyait l’inconscient (« l’Une-Bévue », qu’il disait) est en effet singulièrement absente du mur des certitudes que forment les héros aux discours sans faille, sans faute (de goût ou de diction), dont les déclarations ont la franchise et la netteté d’un livre. Si surprend de prime abord la foison des références culturelles dans le film, elles-mêmes assez graves (assez lourdes), elle n’est pas irritante pour ceux qui aiment en apprendre et reste bien incarnée par les jeunes acteurs ; mais peut-être justement trop bien, trop pleinement, avec une conviction un peu trop absente d’hésitation. Même si le postulat non naturaliste est assumé par le film, il reste étrange de voir des personnages sortir tout uniment des citations complètes de Novalis, d’un trait, sans bavure (et sans même en jouer). Toute la culture est là, disposée à être plaidée, sans attente, sans même le flottement qu’imposerait l’appel à une mémoire non-immédiate. Le « lit » est là, aussi, dans ces héros comme sortis d’un livre d’heures (Annabelle, la « fille de feu » politique, a d’ailleurs « Lit » pour nom de famille), incarnant sans écart la phraséologie qui les fondent (ou dont ils entendent se fonder). En ce sens, Étienne, contrairement au héros du Diable probablement, n’est pas dans le refus des discours et leur assimilation à un brouhaha plus ou moins insupportable, mais plutôt dans une ronde tantôt plaisante tantôt vaine et précieuse, face à laquelle on a du mal à faire la part des choses.
Après avoir vu Sayat Nova (1968) de Paradjanov en salle, Étienne et Annabelle sortent du cinéma et, tout vantant la beauté du film, ne peuvent s’empêcher de se gausser d’une « vieille bourgeoise [qui] a dit que c’était statique ». Lors du premier cours de cinéma auquel assiste Étienne, la prof de cinéma italien déflationne, non sans mépris, Paolo Sorrentino en regard des grands maîtres. Un camarade de classe d’Étienne et ses amis, amateur de giallo dont on suivra par ouï-dire l’itinéraire successful connaîtra un succès un peu dégoûtant, passant vite au long-métrage, récupérant Jean-Noël (Gonzague Van Bervesselès ; amoureux puis adjuvant d’Étienne, qui l’abandonnera sans un mot) sur son tournage, ses mauvais goûts de cinéma semblant le tirer dans le sens de ses contemporains. Cet antimodernisme revendiqué, qu’on peut partager tout en regrettant sa condescendance, dont il est impossible de distinguer s’il vient des personnages ou de l’auteur, constitue la face la moins généreuse du film. Il accentuera l’agacement que suscitera sans doute chez certains spectateurs le pédantisme (assez réaliste nonobstant) de ces jeunes gens follement épris de culture.
D’où un singulier paradoxe : c’est que la culture n’est plus ici une instance de médiation, d’échange, mais paraît un quant-à-soi qui éclipse surtout l’émotion qui pourrait s’y recueillir (toute sensualité s’y absente également). Les mots s’assènent, mais ne résonnent pas ; pas de suite aux sentiments. Échappent à cette étrange désaffection les moments où justement les mots manquent : lorsque Jean-Noël joue au piano un bel air de Satie et chante, lorsqu’Annabelle éclate en sanglots en disant à Étienne que la bouleverse « dans tes yeux, cette confiance », lorsque le nouveau colocataire espagnol (Arash Khodaiari) ne comprenant pas le français, reste silencieux devant le malheur d’Étienne. Seuls moments de creux, au fond, dans ce film où manque plus généralement de l’air, c’est-à-dire une distance, du « champ » – celui qui permettrait en retour d’apercevoir quelque chose comme un « point de vue » de Civeyrac au devant de ceux qu’il filme.
Trop plein
Impossible d’entendre si le film est ironique, tendre, d’accord avec ses personnages. Civeyrac est chevillé au goût de montrer des acteurs, et, d’eux, leur buste et visage ; durant tout le film impossible de les quitter, si la caméra s’en éloigne quelque minute, elle raccorde toujours (en panoramique) sur des personnages. Cela tombe bien : les acteurs sont excellents (c’est la grande force des films de Civeyrac, leur centre d’attention aussi), les filles un poil plus vives encore que les garçons, moins didactiques, moins clivées. Mais cette manière de coller sans cesse aux têtes des personnages, de ne jamais prendre face à eux de distance visuelle devient vite étouffante. Surtout lorsqu’elle se double de scènes n’excédant pas en durée leur quote-part scénaristique. La trame des événements est présentée avec clarté, une chose après l’autre et avec une certaine douceur, comme le résumé d’une vie, mais sans extériorité. Il y a aussi que rien d’extraordinaire n’arrive, pas vraiment de point saillant, une suite serrée de scènes signifiantes mais peu de mouvement d’une scène à l’autre, pas d’errance, simplement la mise en parallèle de deux faces en opposition : les mots et les visages. C’est bien, mais réduit. Il manque le temps que dure une action, un temps muet plus concret où c’est le corps qui a la parole, sans devenir forcément une face signifiante.
Si dans Le Doux Amour des hommes (2002) de Civeyrac, la manière de filmer était peu ou prou similaire et les acteurs tout aussi intéressants, un rythme intérieur aux plans et au phrasé des dialogues les enchaînait et composait comme une ligne fluide qui prélevait le film du monde certes, mais comme le flux d’une petite musique nous le fait oublier. Ici, le sentiment de claustration ressenti à la vision est peut-être voulu : il témoignerait alors de l’enfermement du héros dans sa culture et sa fascination à courte vue pour ses camarades. La fin du film, ses deux zooms, sur le visage d’Étienne et sur la fenêtre ouverte, précédées d’une scène où Étienne observe les différents clients d’un café parisien, énonceraient effectivement une forme d’ouverture. Mais elle se fait toujours sur un fond bouché, celui d’une attention qui fait le point. On saute d’un visage à un autre, comme on a sauté tout le long du film d’un point à un autre, sans qu’on sache ce qui nous fait en partir et y arriver. Cette conjonction simple de tout avec tout se retrouve dans l’utilisation des panoramiques (qui écrasent la profondeur de champ et compressent les espaces) comme presque seuls mouvements de caméra. Le contraste est accentué par les deux films extraordinaires vus par Étienne et ses amis, La Porte d’Ilitch (1962) de Marlen Khoutsiev et Sayat Nova (1968) de Paradjanov – dont le souffle et l’ampleur, même ténue, des gestes des acteurs et du champ de la caméra, est comme une bouffée vers l’extérieur. Ce manque de distance a ses qualités : le film se suit sans heurt et avec une implication certaine, il offre chaque personnage au regard, intéresse et enseigne ; mais il reste aussi, par là, inséparable d’une forme de dogmatisme, que le film récupère sans distance de ses personnages, visant lui aussi le plein, une proximité sans fêlure qui clôt le récit sur lui-même.
Il n’est donc pas si certain que ce film de Civeyrac soit un hommage si doux et si généreux que cela à une jeunesse encore capable de faire fructifier le feu du savoir. Il serait plutôt le témoignage d’un enfermement mélancolique, proportionné à celui d’Étienne, enfermement assez cinéphile aussi (même si le cinéma n’est présent qu’en partie) en ce que l’image cinématographique, dans sa chambre noire (mais un texte, ça peut être aussi une image si on s’y noie) exclut de facto toute autre image. Le plan-lit peut effectivement faire écran, rabattre ses bords, oublier qu’il est aussi montage, durée, mouvement ; le plan-lit oublie trop souvent qu’il est aussi une forme. Il y a une beauté certaine dans cet enfermement (tout ce qui est fermé est précieux) du film, d’Étienne (où faire la différence ?), mais on a aussi le loisir de jauger de son étroitesse, de l’intériorité un peu complaisante, du hors-champ soigneusement forclos qui ne trouble pas le lit du récit. Le film de Civeyrac a le mérite, sans le revendiquer, de plonger son spectateur avec lui, horizontalement pourrait-on dire, devant ses sujets d’élection. Mais il ne lui offrira pas de porte de sortie, pas de dépassement.