Une série B légère mais maligne recelant des considérations plus sérieuses, des questions en phase avec son temps ? C’est cette noble idée que Spike Lee, trublion désormais institutionnel, tente de mettre en pratique, un peu comme un exercice, par le truchement d’une commande de film de braquage à tiroirs. Mais l’exercice, justement, se voit un peu trop comme tel. La cohabitation entre divertissement retors, cinéphilie et discours subversif poseur de questions ne convainc pas vraiment.
« Plus dans les clous qu’il ne veut bien l’admettre »
Il faut revenir un moment sur le cas Spike Lee, qui a toujours été des plus ambigus. Cinéaste le plus en vue de la communauté noire américaine, célébré très tôt comme un virulent et talentueux pourfendeur du racisme et porte-parole de la visibilité de sa minorité ethnique, c’est pourtant moins les idées qu’il endosse que la pertinence de son cinéma en regard d’elles qui se trouve, depuis les débuts, sujet à débat. On reste circonspect devant son usage d’un style visuel assez tapageur, où l’ostentation assommante de la toute-puissance de la caméra n’est pas sans rappeler celle qu’on peut rencontrer chez son aîné et ami, new-yorkais comme lui, Martin Scorsese. Cependant a pesanteur de la forme est plus gênante chez Lee, plus enclin que l’auteur des Affranchis à emprunter sous cette forme un discours politique et social. D’abord parce que le mode de communication ainsi privilégié relève moins d’un discours invitant à la réflexion que d’une propagande publicitaire n’attendant qu’une adhésion instantanée. Ensuite, parce que cet attachement à la puissance visuelle à tout prix tend souvent à miner le fond du propos claironné, voire à contrecarrer la conviction qu’on lui prête, en révélant un réalisateur moins concerné par la matière de ce qu’il met en scène que par celle de sa mise en scène, la manière dont il va briller à l’écran en s’appuyant sur un matériau à potentiel polémique.
Qu’on se souvienne de Do the Right Thing (1989), qui met en scène les tensions inter-ethniques croissantes dans un quartier de New York. Bien avant la conclusion impliquant le discours consensuel sur la nécessaire tolérance entre les peuples, la réalisation se complaît dans le clinquant formel de sa mise en images des conflits aux acteurs hauts en couleur, enluminant même, au moment de la scène d’émeute où l’abcès des relations de voisinage crève de façon dramatique, l’acte de déprédation (l’auréole autour de la tête de l’auteur). Soit les signes de fébrilité d’un filmeur qui, au fond, tire jouissance de ce qu’il fait mine de dénoncer, quand il ne trahit pas tout à fait l’hypocrisie de sa position. Ce goût pour le clinquant et la provocation avançant masqué, mu par une énergie juvénile lorsque Lee œuvrait encore dans le cinéma indépendant, s’est mué en un maniérisme du « bien-filmer » aux angles arrondis, moins personnel qu’il voudrait être, à mesure que le cinéaste était accepté puis intégré dans le système hollywoodien (intégration avérée avec le biopic Malcolm X qui, en 1992, en épousait un des genres les plus académiques), que ses effets les plus affectionnés devenaient une signature (moments de glissement d’un personnage tel un fantôme, explications de texte face caméra à la manière d’un spot promotionnel), que ses élans contestataires perdaient encore de leur crédibilité dans leur composition avec les standards des studios. Si ses observations de la société new-yorkaise ne sont pas dénuées de lucidité (Summer of Sam et La 25e Heure, de ces dernières années, en tirent un certain intérêt), ses velléités ostensibles de discours critique, souvent moins défendables qu’il n’y paraît (il se complaît régulièrement à jouer sur la corde de l’affrontement inter-ethnique), se heurtent constamment à sa façon très roublarde de retomber sur les pieds d’un cinéma marchant plus dans les clous qu’il ne veut bien l’admettre.
« M’as-tu-vu »
Ce qui nous amène à sa présence aux manettes de cet Inside Man, film de braquage sophistiqué produit par Brian Grazer, le collaborateur de longue date de Ron Howard à qui il voulait confier le travail à l’origine – Howard, un cinéaste que personne n’oserait qualifier de subversif, lui. Le nouveau « Spike Lee joint » (ainsi se désignent tous ses films) se présente d’entrée de jeu comme un divertissement malin, somme toute futile, un peu arbitraire dans sa manière de tirer les ficelles. L’introduction mi-professorale mi-shakespearienne par un matois Clive Owen face caméra (Lee recase ainsi discrètement un de ses effets favoris) pose les bases en excluant toute recherche de prémisse tangible (« Pourquoi braquer une banque ? Parce que je le peux. ») et en invitant le spectateur à rester attentif à chaque détail du récit, tout en lui insinuant qu’il sera bluffé quoi qu’il arrive et qu’il doit l’accepter. Owen, justement, le bad guy de l’histoire, est sans doute celui qui assume avec le plus d’aisance le côté frimeur de l’entreprise, et ce méchant ainsi réussi constitue le meilleur du plaisir qu’on peut prendre au divertissement. Dans le jeu de ping-pong entre gendarmes et voleurs preneurs d’otages, son vis-à-vis, Denzel Washington, dans le rôle du flic flambeur et anticonformiste, est un peu à la peine pour donner le change à l’acteur anglais : ce n’est pas complètement sa faute, son insolite accoutrement rétro faisant ressembler son personnage à une version dépoussiérée du privé rétro qu’il incarnait en 1995 dans Le Diable en robe bleue de Carl Franklin.
Car, plus m’as-tu-vu que les têtes d’affiche et au moins autant que le récit à tiroirs où on joue au chat et à la souris, on trouve ce réalisateur qui, ne se satisfaisant pas d’un travail de faiseur honnête sur la pure mécanique de divertissement, tente de se distancer de celle-ci en affirmant une ouverture sur le monde et le temps présent. D’où l’émergence dans le film de saillies sur les raisons d’être desquelles on s’interroge sérieusement : tels ces gros clins d’œil cinéphiles tout à fait gratuits et plus encombrants que pertinents, du générique reprenant une chanson de film indien de Bollywood au héros noir renvoyant au cinéma de blaxploitation des années 1970 (Washington, son complet blanc, sa cool attitude et sa jolie poupée qui l’attend à la maison). Dans un genre plus sérieux – ou souhaité ainsi – le scénario fait des détours impromptus par l’histoire mondiale récente, entre Shoah et régime communiste albanais, en n’oubliant pas les mentions obligées du 11-Septembre, sans que jamais leur présence ne trouve d’autre motivation qu’une inspiration décorative. D’une manière générale, Inside Man se trouve bien encombré avec toutes ses trouvailles, se cherchant une intelligence et une ouverture d’esprit que sa vocation profonde d’entertainment, objectif vers lequel tendent tous les savoir-faire impliqués (facéties du scénario malin, professionnalisme de la réalisation jusque dans ses effets « d’auteur »), a bien du mal à prendre en compte. Ses tentatives d’intégrer des questionnements bien actuels – les allusions à la paranoïa sécuritaire américaine, avec peur de la bombe, confusion xénophobe et mime des exécutions filmées par Al-Qaida – apparaissent comme des greffes éparses mal acceptées par un corps qui n’en demande pas tant, n’allant guère au-delà de la déclaration d’intention (ainsi, la velléité de dénonciation des dérives discriminatoires ne dépasse jamais les plates récriminations des victimes). Spike Lee fait valoir sa carte de visite, affecte de ruer dans les brancards et de secouer un peu le système, tout en tâchant d’y garder sa place : une position décidément fragile et peu crédible.