Qui anticipait, à l’occasion de la sortie du nouveau Spike Lee, une collision entre un film et un mouvement social (on pense à l’onde de choc mondiale provoquée par le meurtre de George Floyd), sera certainement déçu par Da 5 Bloods. Si le cinéaste, qui devait présider cette année le jury du festival de Cannes, poursuit sa contre-histoire des États-Unis en s’intéressant à un pan quelque peu occulté de la mémoire de la guerre du Vietnam (ses héros sont des vétérans afro-américains), le résultat tient moins du film édifiant ou « coup de poing » que d’une tentative d’introspection douloureuse et brouillonne.
Da 5 Bloods raconte le retour au Vietnam d’une bande d’anciens combattants déterminés à retrouver un trésor jadis enfoui au cœur de la jungle, et à rapatrier les restes de Norman (Chadwick Boseman), leur chef d’unité, militant de la cause noire fauché au cours d’une opération. Un double objectif, donc, pour une mission qui se révèle périlleuse ; à la manière d’un tombeau égyptien, le butin exhumé libère de vieux fantômes, aussi redoutables que les adversaires bien réels qui se le disputent à main armée : un groupe de Vietnamiens qui estiment que le tribut leur est dû et un homme d’affaire français véreux prêt à toutes les bassesses pour mettre la main sur le magot (qui d’autre que Jean Reno pour l’incarner ?). C’est que les plaies sont toujours vives au Vietnam. Sur leur trajet, les « bloods » rencontrent – étape incontournable du genre – une Française (Mélanie Thierry), chargée du déminage d’anciennes zones de combat. Elle explique que les mines anti-personnelles enterrées des décennies plus tôt font encore des victimes, notamment parmi les enfants. Ce faisant, elle formule et figure l’un des horizons du film : comment désamorcer ce qui a été recouvert (ou tu) dans le passé et menace d’exploser ? Quant à l’or… à qui revient-il de droit ? Au fond les différentes parties pourraient s’approprier la maxime des deux flics blancs de Dragged Across Concrete : « We have the skills and the right to acquire proper compensation. » Au terme de leur périple, l’argent débusqué sera finalement partagé en trois parts, respectivement en faveur du mouvement Black Lives Matter, d’un organisme de lutte contre les mines anti-personnelles (le « LAMB », soit l’ « Agneau ») et d’un membre de l’expédition, fils d’un soldat vietnamien qui a péri sous les balles américaines. Contre les loups, le cinéma de Spike Lee entend rendre justice en mettant en scène, en dernière instance, un dédommagement équitable.
What’s going on ?
Le titre du film met l’accent sur des liens de sang, ceux des « frères d’armes » dont l’amitié virile s’est nouée en première ligne, bien sûr, mais aussi ceux qui tissent une fraternité noire, soudée par un legs commun. Dans Da 5 Bloods, il est beaucoup question de filiations abîmées : un père qui découvre qu’il a laissé derrière lui une fille de mère autochtone, un fils qui tente de renouer avec son père ou encore le fantôme d’un mentor perdu au combat. Et Marvin Gaye, a cappella, de renchérir : « Father, father, father, we don’t need to escalate. » En vérité, Spike Lee réalise moins un film sur les stigmates de la guerre, qu’il ne sonde, paradoxalement de façon anhistorique (le Vietnam, réduit à peu de choses, n’est guère plus qu’un décor), les répercussions d’une longue histoire de violence subie par la population noire américaine, et les résonances intimes d’un éveil militant et d’espérances déçues. Là où, dans BlacKkKlansman, deux camps s’opposaient nettement (des membres du KKK, passablement grotesques vs. un policier noir qui prenait part, peu à peu, au combat pour les droits civiques), ici le resserrement des antagonismes au sein d’un petit groupe où chacun porte, à sa manière, un fardeau commun (exception faite du vieux capitaliste blanc incarné par Reno, affublé d’une casquette MAGA), donne une autre dimension, plus introspective et tourmentée, au propos.
Des « 5 Bloods » aux « Huit Salopards », il y a certes plus d’un pas, mais force est de constater que Spike Lee et Tarantino, qui se vouent une aversion mutuelle notoire, ont ceci en commun qu’ils remettent régulièrement sur le métier le grand récit américain. Une comparaison qui n’est guère favorable au premier : les films de Lee ressemblent de plus en plus à une galerie des grands hommes où ne figureraient que les redresseurs de torts, injonction étant faite aux autres personnages de s’inspirer de ces icônes alternatives. Ses héros parlent comme des manuels d’histoire, ou égrènent les références à la contre-culture des années 1960 – 1970, davantage pour le spectateur que pour eux-mêmes ; lorsqu’il s’agit de filmer quelque chose (mettons une scène de combat, la première, désolante), on reste dans une plate imagerie. C’est qu’au-delà du didactisme dans lequel le metteur en scène s’enferre de plus en plus, les inserts d’images d’archives (véritables ou trafiquées), les clichés-témoins et les anecdotes intermittentes exaspèrent, non pas tant parce qu’ils brisent la continuité d’un récit de toute façon vite sabordé, mais parce qu’à l’inverse de ce qui se passe chez Tarantino, images et personnages n’interagissent que de façon univoque. Chez Lee, chaque récit individuel se doit d’être mesuré à l’aune d’une Histoire inclusive, et chaque personnage n’est apprécié que par rapport à un modèle donné.
Make Spike Lee Great Again
Le précédent film, BlacKkKlansman, se concluait sur un travelling compensé qui montrait les deux principaux protagonistes avancer comme à rebours dans un couloir, avant qu’une cérémonie du KKK n’opère un raccord brutal sur les images, toutes contemporaines, des manifestations de suprématistes blancs à Charlottesville. Le même effet emporte le couple formé par deux personnages lors du finale de Da 5 Bloods, après leurs retrouvailles, dans ce qu’on devine être un autre couloir. Mise en scène d’une histoire qui se répète et, simultanément, promesse d’une route à suivre (ce que souligne ici, en conclusion, Martin Luther King citant Langston Hughes : « America never was America to me, and yet I swear this oath, America will be ») ? Cette tension hante les derniers films de Spike Lee, qui à défaut de parvenir à l’articuler en des termes cinématographiques, semble voué à la redite.