Double Take est un projet bien étrange : entièrement organisé autour de la question du double (comme son titre l’indique), le film est exclusivement construit à partir d’images d’archive sur la guerre froide et sur la dualité cinéma/télévision. Et pour chapeauter le tout, rien de moins que sir Alfred Hitchcock et ses inénarrables prestations télévisuelles. On aurait pu craindre un concept foutraque et désorganisé mais à l’arrivée, Double Take fait preuve d’un étonnant équilibre et propose une belle réflexion sur le pouvoir des images.
« If you meet your double, you should kill him » : la phrase est claire, sans ambiguïté et prononcée par un certain Alfred Hitchcock que la gloire à l’aune des années 1960 a plongé dans une certaine paranoïa. Mais cette citation qui semble éclairer d’un coup l’ensemble de la filmographie du maître du suspense n’a peut-être pas la paternité que l’on croit. Finalement, ne la doit-on pas à Ron Burrage, parfait sosie d’Alfred Hitchcock, venu semer le trouble dans la perception du spectateur au point qu’on finit par ne plus tout à fait faire la distinction entre l’original et la copie ? À moins que la copie soit un original à part entière, devenue une identité totalement indépendante, comme dans cette scène où le sosie vient chercher un prix récompensant le centième anniversaire de la naissance d’Hitchcock. Abbas Kiarostami, troublé par cette interrogation, en fit même une variation sur la couple en mai dernier dans le très beau Copie conforme.
Mais ici, il n’est cependant nullement question d’amour mais plutôt du pouvoir des images, qui semble fonctionner systématiquement par couple, et de leur incidence sur notre quotidien. Nourri d’images d’archive télévisuelles et cinématographiques des années 1960, 1961 et 1962, Double Take propose une passionnante dialectique sur les terribles enjeux (diplomatiques, idéologiques, esthétiques) auquel le monde se confrontait alors et ce, en mettant constamment en exergue une dichotomie permanente dans l’emploi des images qui, au lieu de s’annuler, provoque un étrange sentiment de schizophrénie pour qui les reçoit. En 1960, le monde est scindé en deux : d’un côté, le bloc communiste, de l’autre, l’idéologie capitaliste. La tension est vive, malgré le dialogue de façade, et monte d’un cran lorsque l’URSS décide d’utiliser l’île de Cuba pour menacer directement les États-Unis. Nixon puis Kennedy tentent de convaincre Khrouchtchev de la légitimité de leurs intentions mais chacun reste prisonnier de sa perception, convaincu que la puissance de l’un vaut modèle pour le concurrent, incapable de concevoir qu’au-delà de la copie, deux réalités indépendantes se confrontent pour un enjeu de représentation identique.
Sur une autre tonalité, se sont un peu les mêmes enjeux qui opposent, au début des années 1960, la télévision et le cinéma. Alfred Hitchcock, alors au sommet de sa gloire dans les salles obscures (il vient de triompher avec Psychose et s’apprêter à sortir Les Oiseaux), s’impose également sur le petit écran avec la série des Alfred Hitchcock presents. À l’heure où un média semble se substituer à l’autre au point de condamner en quelques années la moitié des salles de cinéma du pays, la question est vraiment de savoir qui a la légitimité morale d’être vecteur d’images. On accuse Hitchcock de trahir le cinéma en faisant produire Psychose par une équipe de télévision. Si l’homme s’en défend avec une ironie amusée en se justifiant de devoir nourrir sa famille, les incursions publicitaires dans le programme, hilarantes, rappelle combien il est possible de relire à l’infini certaines images pour en changer le sens et la perception, preuve que la seule imitation n’est pas vecteur de sens en soi. Ainsi, le mauvais café d’une ménagère conspuée par son macho de mari devient alors une inattendue arme du crime à laquelle même sir Alfred n’avait pas pensé. La dialectique se poursuit donc au-delà de cette opposition entre petit et grand écran pour poser cette question à laquelle le cinéma se gardera bien de répondre pour conserver tout son mystère : ne cherchons-nous pas à singer désespérément la réalité pour mieux la tuer ?