Pour la première fois, Kiarostami quitte l’Iran au profit d’une petite ballade en Europe. Copie conforme est un film diablement retors, comme semble l’indiquer son casting : une Juliette Binoche confirmée y apparaît en compagnie de William Shimell, fameux baryton anglais et pur débutant à l’écran. Sur les traces du cinéma italien d’après-guerre (notamment celui de Rossellini), il réserve au spectateur ce genre de vertige typiquement kiarostamien, dans la lignée de Close Up, un doute fondamental, un appel d’air susceptible de l’aspirer tout entier. Gare, donc.
Le dernier film d’Abbas Kiarostami est comme foudroyé, en plein milieu, par un violent éclair. Ou, disons plutôt, rayé de haut en bas par une larme, s’écoulant doucement sur la joue de son actrice principale, Juliette Binoche. Avant cela, on assistait à une étrange comédie romantique, version Gentleman Farmer, de deux adultes dans la fleur de l’âge qui se rencontrent à l’occasion d’une conférence en Toscane. Lui, directement sorti d’un roman Harlequin, est l’auteur grisonnant d’un ouvrage sur l’art intitulé Copie conforme, qu’il présente et dédicace à son lectorat italien. Elle, directement sortie d’un élégant magazine féminin, tient une galerie d’art et s’intéresse aux thèses soutenues par l’écrivain, sans pour autant les partager complètement. Un voyage en voiture typique du cinéaste, au cours duquel les reflets du décor toscan défilent sur le pare-brise et se surimpriment sur les visages des passagers, les voit débattre de la question de la copie et de l’original. Lui défend la valeur intrinsèque de la copie, comme un chemin conduisant à l’original, et réfute toute hiérarchisation des deux termes. Elle nuance ses propos et le ramène sans cesse sur le terrain de la pratique, des réalités. C’est lors d’une petite escale dans un café que le film, d’une manière inattendue, se plie en deux.
Quelque chose n’allait pas. Binoche semblait trop à l’étroit, compressée par un environnement où sa pétulance faisait tâche. William Shimell semblait trop parfait, trop absolument séduisant, trop en carton pour ne pas risquer de se retourner soudainement sur lui-même. Ce couple, on le connaît, on l’a déjà vu mille fois. A ce moment du film, on se dit qu’on sait trop exactement où il va. Dès que la larme est lâchée, un second film commence et dévoile plus clairement le projet de Kiarostami. Il fallait toute une première partie parodique (la comédie romantique, le soap) pour annoncer le parcours d’un film qui, lui aussi, marche d’un pas souverain de la copie à l’original. On apprend alors que les deux personnages ne viennent peut-être pas de se rencontrer mais se connaissent depuis longtemps. Qu’ils forment déjà un couple. Qu’ils sont mariés depuis quinze ans. Que le fils de Juliette, qu’on croise au début du film, est aussi le fils de l’écrivain. Qu’ils n’ont jamais cessé de se connaître et que le simulacre de rencontre, de fraîcheur, d’affinité, de séduction, de désir, qu’ils nous ont joué jusqu’alors devait bien nous conduire à la vérité de leur couple : la désunion, l’effritement, le doute, la crise. Une interférence s’installe, vertigineuse. On pourrait alors penser que Kiarostami soumet ses personnages aux besoins esthétiques d’une expérience de traversée du miroir. Mais pas du tout. Celle-ci permet au contraire de saisir leur naissance à la fiction d’une manière infiniment délicate, de les voir émerger d’un glacis plat et prendre petit à petit du relief, de la profondeur. Et cette émergence passe par une redécouverte, le second apprentissage des gestes fondamentaux de l’amour : poser sa main sur l’épaule de sa femme, se faire belle pour son mari, se regarder, s’écouter. Réapprendre des gestes, c’est passer une seconde fois par un même trajet, s’insérer dans la trace d’une inscription, la réécrire, repasser par dessus. En somme, tout le travail du copiste qui tente de reproduire les formes de l’original. Copie conforme est un film qui se lit dans les deux sens. De la copie à l’original. De l’original à la copie. Du début à la fin. De la fin au début. D’où la rayure centrale, cette pliure laissée par la larme de Juliette Binoche et qui dessine, à l’échelle du film, comme un plan de réflexion (au sens géométrique du terme).
Il est tout naturel qu’un film sur la copie nous conduise de la parodie au modèle. Ce couple qui tente de freiner son entropie, de remonter ses pendules en tournant autour des œuvres du passé, marche du même pas que l’Ingrid Bergman et le George Sanders de Voyage en Italie. Les deux films ne proposent rien moins, en guise de palliatif au déclin amoureux, qu’une épreuve du temps. Mais le parcours que Copie conforme destine à ses deux personnages s’avère autrement plus terrible que la montée vers la grâce rossellinienne. Ils s’embourbent, ils s’écroulent. Elle s’embourbe de maquillage et s’affuble de colifichets (des boucles d’oreilles très toc) quand, lors d’un repas terriblement gênant, elle essaye encore une fois de plaire à son mari. Lui s’écroule dans une mauvaise humeur terne, une lâcheté de chaque instant, avec cette façon de botter en touche, de tout refuser comme un petit garçon boudeur et orgueilleux. Chacun en prend pour son grade alors que chaque tentative de rapprochement débouche sur une égratignure. C’est la grande problématique du miroir : il met en contact deux mondes qui ne se rencontrent jamais. Deux mondes semblables mais inversés. Diamétralement opposés. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la caméra de Kiarostami se substitue si souvent à un miroir, face auquel le visage des personnages, dès qu’ils s’isolent, nous apparaît plein cadre. Ils traduisent l’isolement de chaque terme face à lui-même, devant sa propre incapacité à faire rentrer l’autre dans son champ. Ces plans frontaux, qui cherchent le plus grand dénuement — la nudité conjuguée de l’acteur et du personnage — claquent les uns contre les autres dans un choc tout aussi frontal. Ils sont comme les coulisses d’une guerre sourde, d’une lèpre irréversible qui déforme les êtres et les fige dans leur plus grotesque posture. Le propos de Kiarostami sur le mariage est terrifiant : après la parodie, la pétrification.