La bande-annonce des Oiseaux est un petit chef d’œuvre en soi. Le maître Alfred Hitchcock fait un cours magistral sur la longue relation entre les volatiles et les hommes : ces derniers les chassent, les mettent en cage, en font des chapeaux et les mangent. Lorsque Hitchcock glisse son doigt dans la cage d’un canari et se fait mordre par la méchante bête, il prend une expression surprise et effrayée : pourquoi tant d’agressivité ? Des bruitages menaçants de battements d’ailes, le visage terrorisé de Tippi Hedren et des slogans ravageurs apparaissent soudainement à l’écran. What is the shocking mystery of the birds ? Pour enfoncer le clou, la bande-annonce se clôt par une citation du maître lui-même : « “The Birds” could be the most terrifying motion picture I have ever made. » Si Les Oiseaux a tous les attraits de l’attraction cinématographique, de ses effets spéciaux spectaculaires à son pitch horrifique et sensationnel, son vrai sujet est à trouver ailleurs, derrière le visage impénétrable de Tippi Hedren.
Expressionnisme et mélange de genres
Après plusieurs films, Fenêtre sur cour, Vertigo ou encore Psychose, portés par des héros masculins ambivalents, c’est désormais l’espace mental d’une femme que Hitchcock construit à l’écran dans les Oiseaux. Plus de vingt ans après Rebecca, il adapte à nouveau Daphne du Maurier. Le metteur en scène transpose très librement la nouvelle de la romancière et déplace l’histoire des Cornouailles à Bodega Bay en Californie. Il retisse le motif de l’attaque des oiseaux dans un tout autre contexte qui lui permet d’exprimer ses propres obsessions, désormais familières et balisées : le héros puritain, l’héroïne frustrée et l’explication psychanalytique – de préférence œdipienne – de cet imbroglio. Tous ces thèmes pourraient tourner au cliché si Hitchcock ne cherchait pas à déjouer les attentes du spectateur. L’attaque des oiseaux devient une figure de style expressionniste qui permet au cinéaste de reformuler ses obsessions dans un espace pictural inventif, et souvent sidérant de beauté.
Présenté comme une histoire terrifiante, le film démarre ironiquement sur le rythme d’une comédie romantique piquante, brodant avec humour le motif de l’arroseur arrosé. Fille d’un magnat de la presse, la sublime Melanie Daniels achète des oiseaux dans une animalerie de San Francisco. Mitch Brenner l’interpelle et fait semblant de la confondre avec une vendeuse. Désireux d’acheter des inséparables (lovebirds dans le texte original) pour l’anniversaire de sa petite sœur Cathy, il cherche un couple d’oiseaux qui ne soit pas sexuellement trop démonstratif. Plus tard, Melanie achète des inséparables et décide de les apporter à l’improviste dans la maison des Brenner à Bodega Bay. L’intrusion de la jeune femme dans cet univers puritain est le signe d’un premier dérèglement, qui se matérialise par la suite en un déferlement de violence. Marque de l’ironie hitchcockienne, la métaphore filée des lovebirds amuse d’abord, ponctue les dialogues de manière savoureuse, avant d’être progressivement remplacé par quelque chose de plus fou. L’intrigue amoureuse finit même par se faire oublier dans la deuxième partie du film.
Images de femmes
Tout un nœud de frustrations se cristallise autour de Mitch, seule présence masculine dans un film largement dominé par les femmes. Névrosée et mythomane, Melanie se cache derrière une façade. Son visage très maquillé forme un masque, renvoie une image publicitaire que les oiseaux viennent abîmer. La dernière attaque des oiseaux a été largement commentée et comparée à une séquence de viol. L’ambiguïté sexuelle est troublante et d’autant plus dérangeante qu’elle se substitue à la scène d’amour qui aurait normalement dû unir les deux héros. Cet acharnement peut aussi être perçu comme la marque du sadisme d’Hitchcock envers son actrice dont il était obsédé – son amour pour Tippi Hedren a fait l’objet du téléfilm The Girl diffusé en 2012 –, ce qui est discutable lorsque l’on considère l’ensemble des victimes des oiseaux, qui meurtrissent aussi avec violence la tête d’un enfant, les mains de Mitch et les yeux d’un fermier. Hitchcock retravaille à nouveau le motif brune/blonde de Vertigo, opposant l’image artificielle de Melanie à l’authenticité d’Annie, la maîtresse d’école, qui ne vit plus qu’à travers l’échec de sa relation avec Mitch. Pour compléter ce tableau sinistre, la mère de ce dernier, veuve, se raccroche à son fils pour taire ses angoisses de solitude. Progressivement, le stéréotype de la mère castratrice se fissure, perturbé dans sa routine par l’horreur de la situation. Quant à la jeune Cathy, après avoir pris son grand frère comme père de substitution, elle semble voir Melanie comme un idéal de mère. La jeune femme n’est alors perçue que par l’image qu’elle renvoie : l’image d’un idéal féminin ou l’image d’une fille gâtée à la moralité douteuse. Habillée dans des tenues sophistiquées, impeccablement coiffée, l’actrice Tippi Hedren, mannequin et actrice de publicités, a été façonnée par Hitchcock comme l’ont été Kim Novak ou Grace Kelly. Son partenaire à l’écran, Rod Taylor, avatar de Cary Grant sans en avoir la carrure, aurait dû être la star du film après son premier rôle à succès dans La Machine à explorer le temps. Il se fait voler la vedette. Son personnage, bien plus simple que Scottie ou Norman Bates par exemple, n’est pas un homme profondément troublé. Il est même plutôt lisse, aux traits bien dessinés comme un héros de comic book.
Du film se dégage une certaine austérité chromatique. Hitchcock et son chef opérateur Robert Burks ont composé une palette de couleurs en demi-teinte, dominée par des nuances vertes, marron et grises, parfois violemment rehaussée de rouge. Les traumatismes de Melanie deviennent le moteur de l’expression plastique du film. Hitchcock construit un rapport étrange et implicite entre les attaques des oiseaux et les blessures intérieures de l’héroïne, abandonnée par sa mère lorsqu’elle avait 11 ans. Sans pour autant s’engouffrer dans cette brèche psychanalytique qui n’est pas ce qui intéresse le plus dans ce film, nous pouvons percevoir les oiseaux comme l’expression de ce déséquilibre. Ses souffrances qui remontent à l’enfance se manifestent dans les visages horrifiés et ensanglantés des écoliers de Bodega Bay. Lors d’une fameuse séquence, Melanie attend la petite sœur de Mitch à la sortie de l’école. Derrière sa tête, les corbeaux noirs approchent, se posent sur une structure métallique, s’accumulent. C’est une vision expressionniste, c’est-à-dire l’expression mentale d’une angoisse intérieure et névrotique qui ne fait que monter en puissance.
Mystère sans réponse
La communauté de Bodega Bay subit la situation sans la comprendre, sans être véritablement concernée par ce phénomène extraordinaire. Le regard des habitants est imprégné de scepticisme (les oiseaux n’attaquent pas les hommes), de religion (c’est l’Apocalypse), ou de superstition (Melanie est une sorcière). Hitchcock ne délivre pas d’explication. En réalité, il est plus intéressé par l’irrationalité du comportement des hommes. Il filme le parcours d’individus aveuglés par leur propre condition, en témoignent les yeux crevés d’une des nombreuses victimes des oiseaux. Il est parfois difficile de comprendre certains choix. Comme motivés par des forces inconscientes, les personnages agissent sans respecter ce que la logique, la rationalité, voire le bon sens imposeraient. Pour une fois, et c’est peut-être l’une des grandes forces du film, Hitchcock ne cherche pas à remonter à l’origine de l’inexplicable. Ni flashback, ni enquête policière ne viennent rassurer le spectateur sur la réalité de ce qu’il voit.
Si le film pourrait appartenir au genre du fantastique, il lorgne davantage vers l’expressionnisme et l’horreur abstraite, à l’image de ce générique dans lequel les silhouettes noires des oiseaux découpent des formes planes. Un an plus tard, Tippi Hedren rejoue le rôle d’une héroïne névrosée dans Pas de printemps pour Marnie. Après avoir exploré la psyché des hommes, Hitchcock se renouvelle en proposant des rôles forts à sa nouvelle actrice fétiche.