Edge of Tomorrow, signé Doug Liman (Fair Game, La Mémoire dans la peau), ne demeure pas moins pourtant un film de Tom Cruise, tant il parait intégralement articulé autour de l’aura et du physique inaltérable de l’acteur. À l’instar donc des derniers films de Tom Cruise, ce blockbuster SF ne semble être qu’un prétexte pour une démonstration du talent de l’acteur, toujours enclin à repousser par la voie de la fiction les limites de ce que peut réaliser un corps. Ainsi Oblivion ne convergeait que vers une scène, où Tom Cruise affrontait enfin un adversaire à sa mesure : lui-même. Cloné à l’infini, la star de Minority Report tutoyait alors une immortalité qui faisait enfin de lui, le wonder boy d’Hollywood ne cachant plus l’immensité de son ego (cf. la saga Mission Impossible, franchise consacrée à sa gloire), un véritable demi-dieu.
Edge of Tomorrow, dernier « Tom Cruise Movie » en date, va encore plus loin. Le film suit les pérégrinations de l’officier Cage, faible et veule soldat, qui, par un concours de circonstances, se retrouve embarqué malgré lui au front d’une guerre apocalyptique contre une redoutable espèce extra-terrestre. Suite à la rencontre avec l’un des aliens, le héros se retrouve doté d’un don sur lequel va reposer la machine narrative du film : s’il vient à mourir, le militaire recommence inlassablement à zéro cette même journée funeste, en conservant toutefois la mémoire de ce qui s’est préalablement passé.
Le principe du long-métrage, lointain cousin d’Un jour sans fin (sauce Inception, l’esprit de sérieux et les piètres velléités auteuristes en moins), confère à Tom Cruise deux instruments pour nourrir encore davantage sa persona de sauveur de l’humanité et de surhomme qu’il s’est façonnée de film en film. Tout d’abord, en conciliant le désir d’intemporalité de l’acteur (le pouvoir de « rembobiner ») à celui d’expérimenter le frisson d’une mort sur un écran – après tout, Tom Cruise n’a passé l’arme à gauche que trois fois au cinéma en près de quarante films et trente ans de carrière, soit dix fois moins que dans le seul Edge of Tomorrow –, puis en rabattant les cartes du désormais habituel triomphe du héros. Edge of Tomorrow joue ainsi astucieusement du récit de l’ascension d’un médiocre soldat (Tom Cruise menotté, Tom Cruise balourd, Tom Cruise lâche) au rang de machine à tuer, apprenant au fil de ses échecs à exploiter pleinement son potentiel – en somme, à (re)devenir Tom Cruise.
Gloire à l’acteur
Le procédé – et à vrai dire tout le projet du film – pourrait n’être ainsi que l’expression d’un orgueil démesuré si Tom Cruise ne faisait pas preuve, une fois de plus, d’un charisme et d’une grâce physique rares. L’acteur n’a en effet guère perdu de sa dextérité dans les scènes d’action, et si ces dernières sont quelque peu brouillonnes dans leur découpage, Doug Liman a l’intelligence d’arc-bouter son filmage autour de la vedette-aimant. À l’instar de Joseph Kosinski (Oblivion) et de Christopher McQuarrie (Jack Reacher), le réalisateur de La Mémoire dans la peau s’en remet à une production artistique très correcte et confie les clefs de la mise en scène à son interprète phare. Braquez une caméra sur Tom Cruise, et c’est toute une chorégraphie qui se met en place, constituée de petits gestes techniquement très discrets (Tom Cruise marchant maladroitement avec une armure high-tech) et d’une vélocité physique dans le cœur de l’action.
Mais si Edge of Tomorrow est au-dessus des deux films précédemment cités, c’est parce qu’il consacre également l’interprète comme le maître du montage au sein même du dispositif narratif : menant la cadence des sauts et des « rembobinages » temporels, le héros ne laisse aucune place au moindre détour de la narration ou de la mise en scène. Les images ne se réduisent d’ailleurs qu’à cela, montrer Tom Cruise et montrer ce qu’il voit, le champ et le contre-champ, et rien de plus. Il faut beaucoup d’énergie – et le meilleur acteur au monde – pour faire tenir un programme in fine si ténu, mais constamment jubilatoire, sur presque deux heures. Car Tom Cruise n’a plus besoin de metteur en scène pour briller : tel un soliste qui volerait les prérogatives de son chorégraphe, il guide le mouvement de l’intérieur, en invitant les autres danseurs à se joindre à la ronde. Qu’importe donc aujourd’hui que l’acteur ne se tourne plus que vers des seconds couteaux, loin des temps bénis où il faisait étalage de son génie chez Spielberg, De Palma et consorts. Ses films sont désormais des cathédrales construites à sa seule gloire. Il est Tom Cruise, l’immortel.