Ce qui pousse le cinéma américain à aborder son Histoire à chaud, c’est le désir brûlant de la constituer. Son complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Europe, chargée d’Histoire, l’Amérique l’a toujours fait passer dans son cinéma, chargé d’histoires : se raconter pour mieux exister. Alors évidemment, Hollywood ne pouvait pas rester indifférente à la première grande abjection commise par les États-Unis ce siècle-ci : la guerre d’Irak. Cette guerre, pour l’instant, a plutôt une drôle de tête sur les écrans de cinéma : pure machine à suspense dans Démineurs, sublimation du voyeurisme dans Redacted, complexe œdipien pompier pour téléfilm fade dans W. ou encore contexte psychologique lourdingue dans Dans la vallée d’Elah, elle a surtout servi de prétexte plutôt qu’autre chose. Personne, vraiment, n’a osé l’attaquer de front.
Doug Liman fera-t-il autrement ? Ce dernier choisit de la raconter du point de vue de ses conséquences aux États-Unis, en s’intéressant à l’histoire véridique de Valerie Plame (Naomi Watts, studieuse), agent de la CIA, qui a été déchue de ses fonctions après que son mari Joe Wilson (Sean Penn, appliqué), un ancien ambassadeur qui a longtemps travaillé en Afrique, a dénoncé dans la presse la teneur douteuse des justifications de l’administration Bush pour attaquer l’Irak. L’aspect le plus intéressant de cette histoire, c’est bien sûr sa face documentaire : les coulisses d’une machination odieuse qui va poisser peu à peu tous les organes administratifs du gouvernement. Comment, alors qu’elle est sommée d’enquêter sur l’éventualité de la présence d’armes de destruction massive en Irak, la CIA, qui n’a rien trouvé, va se soumettre sourdement aux instructions présidentielles ? Comment faire passer des mensonges gros comme une Maison Blanche dans des directives sans que cela fasse de vagues ? Comment une telle duperie a‑t-elle pu si bien passer ? Comment, mais surtout pourquoi se rend-on complice d’une escroquerie si évidente ?
Ces questions, qui auraient dû être la moelle épinière du film, sont, une fois de plus, reléguées à l’arrière-plan par l’académisme de Doug Liman, réalisateur adoubé – sans doute pour d’insipides raisons formelles – par la critique pour ses films La Mémoire dans le peau et Mr et Mrs Smith. Le regard porté ici ne dépassera jamais la mollesse démocrate anti-Bush qui, au cinéma, est toujours moins opérante que la paranoïa réac républicaine, plus franche face au fond conservateur qui anime toute la politique américaine. Comme toujours, l’indignation vis-à-vis de l’Amérique n’est autorisée qu’à la seule et unique condition que les valeurs familiales soient bafouées. La guerre ne sera condamnée que si et seulement si elle atteint les foyers américains. Le crime ici n’est donc pas le mensonge ou bien l’horreur même de la guerre, mais de s’en être pris à une famille de bons citoyens, d’avoir tenté de briser son unité. Le mari décide en effet de ne pas se laisser faire et provoque ainsi le courroux de l’administration Bush, qui va tout faire pour le discréditer lui et sa femme, tandis que cette dernière, en bon ex-agent de la CIA totalement aliénée par sa fonction, fait profil bas, accepte la règle du jeu et se résigne à son sort. Alors forcément, entre la pression gouvernementale qui pourrit leur quotidien et le désaccord éthique qui détruit leur relation, le couple se délie, et Sean Penn finira par dormir sur le canapé, logique académique oblige.
Divorceront-ils ? Non, bien sûr, car si cette affaire a été choisie plutôt qu’une autre par Hollywood, c’est avant tout parce qu’elle se termine bien. Le couple tient bon et Valerie Plame se résout à lutter au côté de Joe Wilson. Tout l’enjeu du film, bien plus que les parjures du gouvernement, bien plus que les victimes irakiennes innocentes qui ne sont définies dans le film, littéralement, que par rapport à la conscience de Plame, tourne autours des réparations d’une guerre que la bassesse du regard de Liman ne situe uniquement que dans les ménages de la middle class américaine. Le couple ressoudé, la famille unie plus que jamais, la vérité éclate au grand jour comme le montre la dernière image du film où la vraie Valerie Plame témoigne de son histoire lors d’une audience filmée, et permet ainsi à l’Amérique de retrouver son honneur et sa dignité. Les 100 000 individus tués par la guerre, eux, n’ont qu’à aller se faire voir.