On se souvient encore du beau Bright Star de Jane Campion, où les amours du poète John Keats et de sa muse Fanny Brawne trouvaient un écho sublime dans une nature discrètement colorée et lumineuse. Emily Dickinson, dernier film de Terence Davies et biopic consacré à la poétesse américaine en prend le contre-pied – voilà une révoltée solitaire jusqu’au bout de sa vie, bien décidée à ne jamais se marier. L’ouverture du film programme ainsi toute la suite : dans son pensionnat de jeune fille, Emily Dickinson semble déjà un personnage anticonformiste et rebelle, défiant une bonne sœur au beau milieu de ses camarades. Alors que chaque pensionnaire se range sur le côté pour témoigner de sa foi et du salut de son âme, Emily Dickinson reste résolument seule au milieu du champ, baignée dans un rayon de soleil. L’agnostique s’isole ensuite à la fenêtre, pensive, dans les reflets mordorés de l’automne. Si ce tableau romantique à la manière de Friedrich marque d’abord le spectateur, il ponctue ensuite le film entier comme une rime, jusqu’à la nausée. Le scénario égraine ainsi les exemples de refus des conventions et de l’autorité de l’Église : la jeune femme tiendra tête plus tard à l’autorité d’un pasteur, tombera amoureuse d’un autre. Ainsi le cinéaste construit une figure de libre penseur au féminin, avec une étrange monotonie.
« L’été s’en est allé »
Emily Dickinson évoque en fait bien peu l’écriture poétique et en dévoile seulement le contexte – une existence mélancolique et contemplative, où les questions métaphysiques et la contemplation de nature ont pris le pas sur l’amour charnel. Le père et le frère d’Emily sont les seuls personnages masculins autorisés à entrer dans le cadre auprès d’elle. Un soupirant et admirateur de ses œuvres reste quant à lui confiné au rez-de-chaussée de la maison, alors que l’artiste écoute ses supplications du haut d’une mezzanine. Plus le film avance, plus le personnage d’Emily se retire du monde comme une ermite, achevant son existence enfermée dans sa petite chambre à l’étage. L’ensemble fonctionne au fond comme une illustration des célèbres poèmes de l’artiste où la solitude, le temps et son pouvoir d’altération sur toute chose sont le cœur même du spectacle. Dans une constante lumière crépusculaire, les rides se creusent, les tempes blanchissent, et les proches de l’artiste disparaissent les uns après les autres en un long cortège endeuillé. La deuxième partie du film commence aussi par une séance de portraits de famille où un prodigieux morphing substitue à Emma Bell, l’actrice qui joue Emily Dickinson adolescente, l’actrice Cynthia Nixon qui interprète la poétesse devenue adulte. La narration est ainsi une longue pente continue et sans surprise vers le vieillissement et la mort. Terence Davies, fou de la poésie d’Emily Dickinson, semble manquer de distance par rapport à celle-ci, quitte à reproduire un peu trop fidèlement certains vers funèbres de l’artiste dans de lourds épisodes pathétiques : « J’aime l’air de l’agonie, parce que je sais que c’est vrai — On ne feint pas les convulsions, on ne simule pas les transes » (Emily Dickinson, Poème 241). Justement, les lentes scènes d’agonie en plein champ de la mère d’Emily puis les convulsions subies par Emily elle-même, sont franchement pénibles.
Un diptyque raté
Emily Dickinson est donc un prolongement raté de Sunset Song : une nouvelle fresque sur la destinée tragique d’un personnage épris de liberté, si profondément attaché à sa terre natale qu’il demeure finalement enfermé au même endroit tout au long de sa vie. Mais là où le film précédent de Terence Davies trouvait un vrai souffle romanesque en montrant le poids de l’histoire et de la guerre sur les individus, Emily Dickinson reste aussi hermétique au monde extérieur que son personnage homonyme. Certes, la poétesse vieillissante assiste en témoin muet et terrifié aux souffrances des femmes mariées qui lui sont proches : l’une redoute la fin de sa liberté en se mariant, une autre exprime avec de lourds sanglots la terrible frustration de ne pas avoir vraiment vécu, une troisième subit l’adultère de son mari. Mais l’on peut regretter que la figure monacale d’Emily Dickinson ne serve ici qu’à explorer une série de clichés sur les sacrifices de l’artiste et la condition de la femme de l’époque.