Avec le passage des années, il ne nous reste parfois de certains films qu’une poignée d’images éparses, réverbères exténués clignotant faiblement dans les ruelles obscures de notre mémoire. Je n’ai pas gardé un souvenir très net de The Deep Blue Sea (2012), le premier film du cinéaste britannique Terence Davies que j’ai découvert en salle. Ce mélodrame suffoquant, adapté d’une pièce de théâtre où une émouvante Rachel Weisz se mourait d’amour pour un bel indifférent joué (comme chez Joanna Hogg) par Tom Hiddleston, ne m’avait guère convaincu – trop précieux, trop suranné. Une séquence m’est cependant restée longtemps en tête après la séance. Hester, l’héroïne désespérée jouée par Weisz, descend dans une station de métro, résolue à se jeter sous une rame quand, contemplant la mort, elle est brusquement ramenée à un souvenir passé. Pendant la guerre, elle avait déjà trouvé refuge dans ces mêmes souterrains en compagnie de son époux William (Simon Russell Beale). Tandis que les bombardements de l’aviation allemande faisaient vibrer le sol au-dessus d’eux, la foule terrifiée s’était mise à entonner en chœur la chanson traditionnelle irlandaise Molly Malone pour couvrir le bruit des bombes. En apprenant le décès de Terence Davies, le 7 octobre dernier, ces chants d’espoir surgis d’outre-tombe me sont aussitôt revenus en tête tant ils avaient attisé ma curiosité pour l’œuvre méconnue en France de cet auteur pourtant révéré outre-Manche. Cette séquence m’apparaît même, rétrospectivement, comme tout à fait emblématique de son style élégiaque et raffiné.
Voix distantes
Distant Voices, Still Lives (1988)
Cette relative méconnaissance de l’œuvre de Davies s’explique sans doute en partie par une méfiance de longue date de la cinéphilie française (Truffaut en tête) envers le cinéma anglais, mais elle tient vraisemblablement au repli progressif de l’auteur derrière les deux étendards moribonds de l’académisme british : le biopic (A Quiet Passion, et Benediction, qui devrait enfin arriver sur nos écrans l’an prochain) et l’adaptation littéraire (La Bible de Néon, Chez les heureux du monde, The Deep Blue Sea, donc, et Sunset Song). Ces titres sont pourtant plus intéressants que bon nombre de heritage films venus de la perfide Albion – en particulier Chez les heureux du monde, transposition fidèle à la cruauté raffinée du roman d’Edith Wharton, où brille une Gillian Anderson bouffie d’amertume, – mais ils ont contribué à diluer la singularité plus immédiatement perceptible dans ses premières œuvres autobiographiques (les courts-métrages Children, Madonna and Child et Death and Transfiguration et les longs Distant Voices, Still Lives et Une longue journée qui s’achève), ainsi que leur pendant documentaire plus tardif, Of Time and the City.
Difficile, cependant, d’expliquer cette césure dans sa filmographie par un assagissement lié au passage des années, tant Terence Davies a toujours été un « vieux » cinéaste. Arrivé tardivement à la mise en scène, après plus d’une décennie à exercer divers emplois de bureau, il s’imaginait déjà de manière symptomatique, à l’issue de sa trilogie de courts inaugurale, comme un vieillard agonisant à l’hospice. Il faut entendre pester ce vieux réactionnaire de sa voix caverneuse, dans le commentaire de Of Time and the City, que les Beatles n’étaient « pas tant un phénomène musical qu’un cabinet d’avocats de province » et avouer sa nostalgie pour « les textes pleins d’esprit et les chansons d’amour bien ficelées » de la pop easy listening des années 1950 dont la naissance du rock’n’roll a sonné le glas. Bien avant ses biographies en costume, le regard de Terence Davies était déjà résolument tourné derrière lui, vers cette Angleterre des années 1950 dont il aimait tant la musique raffinée et le cinéma en Technicolor. Mais en même temps, il n’idéalisait guère une enfance marquée par la pauvreté et le conservatisme du milieu ouvrier de Liverpool, sous la mainmise de l’Église, qui avait insidieusement empoisonné la découverte de son homosexualité de l’arsenic de la honte.
Ses deux plus beaux films – les œuvres jumelles Distant Voices, Still Lives et The Long Day Closes – mettent en scène de manière similaire dans leurs séquences d’ouverture ce mouvement de repli vers les souvenirs du passé. L’auteur y revisite la maison de son enfance, dans le quartier populaire de Kensington – tantôt intacte (Distant Voices), tantôt réduite en ruines (The Long Day Closes). Distant Voices, Still Lives commence par des cartons sur fond noir ; survient un coup de tonnerre puis le son de la pluie qui commence à couler, avant que ne se détache dans l’arrière-plan sonore une voix radiophonique lisant le bulletin météo. L’image advient enfin : on découvre l’entrée d’une bâtisse plongée sous la pluie. La mère (Freda Dowie) ouvre la porte pour récupérer des bouteilles de lait et la caméra l’accompagne à l’intérieur. Dans la cage d’escalier, elle crie à ses enfants Tony, Eileen et Maisie de la rejoindre au rez-de-chaussée : ils sont en retard. Mais personne ne descend les marches ; on n’entend que leurs pas dévalant les escaliers, puis leurs voix qui s’adressent à leur mère dans la cuisine. Leurs visages ne se dévoileront que dans les plans ultérieurs où ils sont déjà adultes, prêts à enterrer leur père. Dans The Long Day Closes, la fanfare triomphante du carton animé de la Fox puis la voix veloutée de Nat King Cole retentissent intactes, en contraste avec les pancartes délavées et les affiches dont les lambeaux ornent des bâtiments délabrés battus par l’averse. C’est à nouveau en gravissant les marches d’un escalier que nous serons entraînés vers le monde d’hier d’où ces voix nous interpellent.
Deux raisons font que les voix, et notamment les voix chantées, jouent un rôle décisif dans la remontée des souvenirs. La première, c’est que ces souvenirs n’ont pas nécessairement été vécus, mais rapportés. Distant Voices, Still Lives évoque ainsi le père de famille alcoolique et violent de Davies que ce dernier n’a en réalité guère connu. Il le raconte dans un entretien cité dans le dossier de presse du distributeur Splendor Films : « Après la mort de mon père en 1952, la famille parlait tout le temps ; c’était une sorte de thérapie. Il les traitait si mal qu’ils avaient besoin de temps pour s’en remettre. Il était psychotique, c’était infiniment pire que ce que l’on peut voir dans le film, croyez-moi : ce n’était rien comparé à ce qu’il était. Encore enfant, je me suis imprégné de ces souvenirs ; c’est de là qu’ils me viennent, et vu que ma famille en parlait avec une telle intensité, je me les suis appropriés, ce sont devenus un peu mes propres souvenirs. » Le film semble conserver la trace de cette oralité : les souvenirs mis en scène trouvent leur origine dans des récits racontés par d’autres, d’où la prédominance des sons et des voix sur l’image.
La deuxième explication de ce primat du son tient à une impuissance du médium cinématographique dans l’évocation charnelle du souvenir. Comme l’explique Davies : « Si le cinéma pouvait rendre des odeurs j’aurais fait un film plein d’odeurs, tant j’ai de souvenirs olfactifs. Ces vendredis soir où mes sœurs sortaient, l’odeur du fer électrique avec lequel elles repassaient leur robe, ou du parfum Soir de Paris… À défaut des odeurs, le cinéma a les chansons, qui sont de vrais pièges à souvenirs et à sensations. » D’où l’importance de ces chansons que l’on entend quasiment en continu dans les deux films. Distant Voices, Still Lives et The Long Days Closes ont des allures de comédies musicales déviantes, à l’opposé des classiques rutilants de la MGM que les personnages vont voir au cinéma. La musique y prend plusieurs formes. Il peut s’agir – surtout dans The Long Days Closes –, de morceaux extra-diégétiques d’opéra, d’easy listening ou de jazz utilisés pour accompagner l’action (des chants religieux pour ouvrir une séquence se déroulant à Noël) ou en contrepoint de ce qui advient à l’image (on entend une chanson d’amour d’Ella Fitzgerald lorsque le père bat la mère).
Mais il s’agit aussi, de manière beaucoup plus inattendue et singulière, de chansons interprétées par les personnages à l’occasion de moments festifs (mariage, sorties dans des pubs) ou tragiques (pendant des bombardements, encore) dans Distant Voices, Still Lives. Le choix de ces hymnes quotidiens n’est jamais anodin : avant le tournage du film, Terence Davies a enregistré les membres de sa famille en train d’entonner les morceaux dont ils se rappelaient, et a conservé ceux qu’il se souvenait avoir lui-même entendus et aimés enfant. Il a ensuite communiqué les enregistrements à ses comédiens pour qu’ils les apprennent et, si aucun des acteurs n’étaient familiers de ces chansons populaires composées dans la première moitié du XXe siècle, ils se sont aperçus que leurs parents, eux, les connaissaient. À travers elles, c’est donc toute une mémoire des classes ouvrières qui remonte à la surface. Si le cinéma anglais a souvent parlé du travail, des luttes sociales et des conditions de vie difficiles de la classe ouvrière, Terence Davies s’intéresse quant à lui aux affects et aux pratiques culturelles de son milieu d’origine, à l’intimité de la vie familiale, aux célébrations religieuses et aux moments passés en communauté. Of The Time and The City, qui entremêle images d’archives institutionnelles et commentaire autobiographique témoigne lui aussi de cette perspective où l’intime ne s’efface jamais tout à fait derrière l’expérience collective.
Vies immobiles
Distant Voices, Still Lives (1988)
Dans les films autobiographiques de Davies, si le travail sur le son permet de faire remonter le souvenir, l’image et le récit travaillent quant à eux à le figer dans le passé pour tenir les spectateurs à distance. Les couleurs y sont souvent désaturées, parfois proches du sépia, contribuant à l’aspect déliquescent de son œuvre. Il en va de même pour la lumière : le cinéaste cadre volontiers en contrejour, ce qui tend à escamoter certaines parties surexposées de l’image – notamment ce qui se trouve derrière les fenêtres des maisons, comme si le monde s’arrêtait derrière leurs carreaux –, tandis que certaines zones demeurent plongées dans l’obscurité. L’espace s’en retrouve déréalisé, l’image semblant sans cesse nous alerter sur le caractère passé des événements dépeints plutôt que de chercher à nous immerger dans l’action.
Dans ses premiers films en particulier, Davies a le goût des plans fixes, dont un certain nombre sont marqués par des compositions très frontales : les comédiens y sont figés dans des poses expressives souvent un peu affectées, accomplissant des gestes répétitifs ou dévisageant la caméra comme s’ils étaient pris en photo – pendant la fête de mariage de Distant Voices, Still Lives, ils prennent d’ailleurs la pose pour se faire photographier. Même si quelques séquences dialoguées sont jouées de manière plus vivante, ces moments nous rappellent que les souvenirs sont en quelque sorte rejoués, recomposés à notre intention. De lents travellings, notamment latéraux, permettent de passer d’un espace à l’autre et d’une temporalité à une autre, de manière parfois assez déroutante. Pour amplifier cet effet de porosité entre les époques, Davies utilise souvent des fondus (enchaînés, au noir ou au blanc) achevant de renforcer la qualité fantomatique de ses images.
Le récit est également marqué par une forme d’éclatement : on passe d’un souvenir bref à l’autre sans qu’un principe directeur ne semble guider le montage ou l’alternance des points de vue. Dans Distant Voices, Still Lives, plusieurs versions différentes du même souvenir sont par exemple présents : pour Maisie, Eileen dit à son mariage qu’elle souhaiterait que son père soit là ; pour Tony, elle dit au contraire qu’elle ne lui manque pas. Le montage articule ainsi une suite d’affects parfois contradictoires, notamment dans les séquences d’enfance avec le père ; tantôt douces et aimantes (quand il entre dans la pièce pendant que ses enfants dorment pour leur déposer leurs cadeaux de Noël), tantôt d’une extrême violence (le lendemain, il renverse avec brutalité la table lors du déjeuner). Malgré cette structure en apparence éclatée, les premiers films de Davies souscrivent à une forme de circularité. Distant Voices, Still Lives, en particulier, ne cesse de revenir aux mêmes endroits et aux quelques temps forts qui semblent avoir marqué, voire hanté la vie de la famille : le séjour du père à l’hôpital puis ses funérailles, le mariage d’Eileen ou encore une soirée joyeuse en ville à l’occasion du baptême du fils de Maisie. Même si l’on découvre au fur et à mesure de nouveaux événements, de nouvelles images, on repasse encore et toujours par ces temps forts structurants, comme si les personnages ne s’étaient jamais tout à fait dégagés du passé.
La beauté de l’œuvre diaphane de Terence Davies tient à ce que le cinéaste a cherché à travailler, non sans une certaine préciosité, une forme cinématographique faisant écho à la logique du souvenir. Mais comme je le disais plus haut, il ne s’agit pas exactement d’une œuvre nostalgique : elle ne se contente pas d’exalter une époque désormais révolue. Le passé s’y confond avec le présent dans un mélange de joie et de souffrance entremêlées ; il n’est ni un paradis perdu, ni un enfer auquel on tente d’échapper. Il n’est rien d’autre qu’une partie de nous-mêmes, à la fois morte et vivante, joyeuse et douloureuse. À quoi se résume une vie ? Celles des personnages de Davies sont rarement héroïques ; elles ne sont que la répétition sans fin de moments banals et quotidiens, sans importance particulière, mais occasionnellement transfigurés par quelques instants de bonheur partagé ; elles sont aussi la répétition résignée d’erreurs, de génération en génération. Dans Distant Voices, Still Lives, tandis que les enfants observent leur mère assise au rebord de la fenêtre en train de récurer les vitres en redoutant un accident, la voix de l’une des filles, venue du présent, lui demande : « Pourquoi tu l’as épousé ? ». La mère se contente de répondre : « Parce qu’il était gentil, et que c’était un bon danseur. »