Depuis Distant Voices (1988), Terence Davies a développé un goût certain pour le mélodrame, dont il sait valoriser la densité réflexive par un travail esthétique subtil. En 2002, sa version cinématographique d’un des plus beaux romans d’Edith Wharton, Chez les heureux du monde (publié en 1905), démontrait les qualités notoires d’un cinéaste attentif aux enjeux délicats du travail d’adaptation. Après Of Time and the City (2008), détour brillant par le documentaire pour une ode à sa ville natale de Liverpool, le cinéaste revient au mélodrame avec une démarche esthétique tendant désormais vers l’épure. Adaptation de la pièce éponyme de Terence Rattigan, The Deep Blue Sea est un film déroutant : son atmosphère feutrée et oppressante marque les esprits longtemps après la fin de la projection.
Ce projet cinématographique relève d’un travail de commande, transcendé par la passion d’un cinéaste pour l’univers d’un dramaturge majeur du vingtième siècle. En 2011, le producteur Sean O’Connor se tourne vers Davies pour adapter The Deep Blue Sea dans le cadre du centième anniversaire de la naissance de Rattigan. Le dramaturge et le cinéaste partagent bien plus qu’un prénom : les deux Terence sont tout aussi sensibles aux affres de la condition féminine dans l’histoire de la Grande-Bretagne et à la violence psychologique engendrée par une société rigoriste et hiérarchisée. Tourné en vingt-trois jours, The Deep Blue Sea est un film compact, qui reconfigure complètement la structure dramaturgique pour mettre en valeur sa tension névralgique. La pièce en trois actes, se déroulant sur une seule journée (matinée, après-midi et soirée) et dans un lieu unique (un appartement exigu dans une demeure victorienne), devient un film à la forme éclatée. Présent et passé se mêlent sans cesse, d’un simple et doux fondu ou d’un lent mouvement travelling, pour souligner la confusion d’une héroïne au bord du gouffre. Peu après la Seconde Guerre mondiale, Hester Collyer quitte son mari, le juge Sir William Collyer, largement plus âgé qu’elle, pour Freddie Page, un aviateur jeune et séduisant. Après dix mois de passion dévorante, la décision radicale et impulsive d’Hester laisse place à un état dépressif profond. La pièce et le film commencent sur le corps inconscient de cette femme, dont le suicide médicamenteux et chimique est interrompu par des voisins paniqués par un geste relevant alors du crime.
The Deep Blue Sea apporte une réponse intelligente à l’éternel dilemme de l’adaptation. Terence Davies travaille sur des équivalents cinématographiques pour rendre compte de l’atmosphère produite par la pièce, et non reconstituer son contenu. La douceur du filmage en 35 mm atténue les traits des visages pour les maintenir dans un flou léger. La photographie intimiste ne craint pas les zones d’ombre profonde, qui semblent toujours placer les personnages à la limite de l’obscurité environnante comme aux portes de la folie. L’ampleur et la lenteur des mouvements d’appareil traduisent le flottement d’émotions ambivalentes. Cette fine recherche formelle fait de The Deep Blue Sea un film éblouissant de cohérence, au risque de rebuter par son indolence. En ce sens, la première demi-heure est particulièrement déstabilisante. D’entrée de jeu, la multiplication des flashbacks sème le trouble sur les relations entre les personnages en présence et la rareté des dialogues oblige à une attention accrue face à tous les détails de l’image. La musique élégiaque constitue la seule force de vie dans un environnement terne et minimaliste. L’intensité dramatique du concerto pour violons, dont la récurrence est parfois pesante, vient se fait voix pour dire la violence des bouleversements émotionnels d’une héroïne à bout de souffle. Le spectateur est donc convié à une approche quasi sensorielle du film, ce qui n’est pas anodin au regard de son sujet. C’est parce qu’Hester a écouté ses sens et s’est laissée emporter par un désir charnel, qui lui était jusqu’alors inconnu, qu’elle a quitté son mari notable pour un Freddie désargenté mais fougueux. Le plus bel exemple de cette démarche délicate se trouve dans un long plan en plongée totale, où la caméra tournoie pour filmer au plus près les corps nus d’Hester et Freddie, dont toutes les parties du corps s’entremêlent jusqu’à l’abstraction des formes.
Dix ans se sont écoulés entre Chez les heureux du monde et The Deep Blue Sea. Dans les deux films, on reconnaît l’intérêt de Davies pour des personnages féminins en marge ou en rupture avec les codes traditionnels d’un milieu aristocrate où elles ne trouvent pas une place à la mesure de leur caractère. Mais, d’un point de vue esthétique, ce dernier film nous ramène davantage au souvenir de Distant Voices (1988), dont The Deep Blue Sea partage l’ambiance sombre et le grain feutré. Les deux films explorent aussi l’Angleterre de l’après-guerre et charrient les images de l’enfance du cinéaste. On retrouve à chaque fois ces scènes douces et nostalgiques de chants collectifs dans les bars, filmés en panoramiques circulaires pour saisir l’esprit de communion des clients et la complicité des couples. Souvenir d’une période où l’on chantait pour couvrir le bruit des bombardements, Davies montre la poursuite de cette habitude dans les pubs des années 1950, où ses personnages se rencontrent, se séduisent, puis se déchirent. Mouvements euphoriques empreints de nostalgie, les deux séquences de chant choral a cappella constituent les seules références à un contexte historique particulier dans The Deep Blue Sea. Bien qu’Hester incarne l’archétype d’une nouvelle forme de liberté féminine dans l’après-guerre londonien, la jeune femme n’est jamais montrée en société. La réalité historique et les mutations sociales demeurent hors champ. La guerre récente constitue un spectre invisible accablant de son aura funeste des personnages tourmentés et fragiles. Tout le film concentre notre attention sur les trois protagonistes du triangle amoureux, de la même façon que la pièce restreignait les personnages à un décor unique.
The Deep Blue Sea n’est pas facile d’accès, mais se révèle d’une logique implacable. Loin du heritage film classique, il s’agit d’une œuvre matricielle, témoignage de la maturité artistique d’un réalisateur dont le parcours s’est construit sur ce genre, pour parvenir aujourd’hui à en synthétiser l’essence même dans un projet esthétique d’un raffinement troublant.