L’Anglais Terence Davies est un cinéaste plutôt rare. Of Time and the City est son huitième film, et son cinquième long, en plus de trente ans ; et il a été réalisé huit années après le précédent, la délicate adaptation du roman d’Edith Wharton Chez les heureux du monde. Hormis ce dernier, Davies et sa filmographie sont restés profondément liés à la ville de Liverpool, qui l’a vu naître et grandir avant qu’elle ne subisse les changements inhérents à la modernisation et la crise économique. À l’occasion d’une commande de producteurs, il rend ici hommage à « sa » cité en quelque sorte perdue sous forme d’un album photo filmique auquel il insuffle sa sensibilité et son ressenti : un chant d’amour non dénué d’amertume.
Davies trace un portrait documentaire de Liverpool à travers les années 1950 – 60, où objectivité et subjectivité marchent main dans la main, chacun apportant sa valeur à l’autre. S’y succèdent des images d’archives montrant les visages extérieur et intérieur de la ville, sa vie économique et sociale, mais aussi la vie dans ses maisonnées ; des extraits d’actualités nationales (guerre de Corée, couronnement d’Elizabeth II, mariage du Prince Charles et de Diana Spencer) ; et quelques plans d’aujourd’hui, volontairement plus froids et moins instantanés. Sur ces images à la fois intimes et distantes, Davies plaque en voix-off son propre commentaire autobiographique, narrant non seulement des bribes de sa vie, mais exprimant aussi ses ressentis, qu’il met spontanément en relation avec les spécificités de la société britannique. On écoute ses relations de soumission aveugle, puis de rejet, avec le catholicisme, religion de ses pères, mais religion minoritaire dans ce pays ; la réalisation de son homosexualité à une époque où, considérée comme un crime, celle-ci n’était publiquement évoquée qu’à mots couverts ; son mépris d’une monarchie basée selon lui sur les faux-semblants et l’aveuglement social ; et — c’est là un propos attendu — son regret que le Liverpool qu’il a intimement connu n’ait pas survécu aux changements économiques et architecturaux.
« Un côté homme de spectacle »
L’évocation touche et émeut d’autant plus qu’elle adopte un ton tout personnel qui ne cherche pas la connivence immédiate. Et c’est peu de le dire : le commentaire est particulièrement aristocratique et déclamatoire, citant volontiers des poèmes de T.S. Eliot, tandis que le film se berce de musique classique. Mais si cette apparente préciosité peut agacer au premier abord, on sent bien qu’elle est moins la posture d’un artiste sûr de son art et fier de sa culture que le moyen d’expression d’un conteur concerné qui, derrière ce style, tâche de maîtriser et de véhiculer à sa façon une émotion qui est réelle. Il y a un côté homme de spectacle chez le narrateur Davies, mais c’est sa manière à lui de parler sans fléchir de son intimité, sur un mode dont il assume le côté suranné. À l’instar de la complémentarité entre objectif et subjectif, les images respectueuses du réel contrebalancent les envolées du langage parlé et lui confèrent son prix, tandis que la verve orale ajoute au relief de la froideur des archives.
Par le montage d’images aux grains et aux couleurs diverses, et par cette narration empruntée aux poètes, Davies dresse moins le portrait d’une ville encore remarquée sur la carte du monde, qu’il n’invoque le souvenir d’une cité antique qu’il juge disparue, ensevelie, mais dont les traces filmées attestent la présence. Le jeu sur la photographie des archives et sur la chronologie perturbée de leur déroulé — passage progressif du noir et blanc à la couleur au film du temps, pour revenir à la dernière minute en arrière et au noir et blanc — achève de tirer la rétrospective historique vers la chronique d’une ville fantôme aux réminiscences vivaces.