Trois semaine après la reprise en salle de trois films d’Ôshima regroupés sous le titre « La Trilogie de la jeunesse », Carlotta continue d’exhumer l’œuvre que ce cinéaste majeur réalisa dans les années soixante. Sorti en 1965, Les Plaisirs de la chair contraste par sa forme avec les films précédents, tout en abordant les thématiques chères à ce cinéaste, à savoir l’amour, le sexe, la mort et le désir d’auto-anéantissement. Épuré et construit admirablement d’un point de vue scénaristique, Les Plaisirs de la chair est un film troublant mettant en scène des passions folles, radicales et destructrices.
Wakizaka, un étudiant pauvre, est amoureux de la jeune fille à qui il donne des cours. Par désir d’absolu et de pureté, il décide de tuer l’homme qui l’a violée lorsqu’elle était enfant. Mais un individu louche assiste à cet assassinat et propose un marché au jeune étudiant : cet homme, un fonctionnaire attaché au Ministère des eaux et forêts, vient de détourner une somme importante d’argent. Il sait qu’il sera découvert, qu’il ira en prison, et décide alors de confier une partie de cette somme à Wakizaka. C’est pourquoi il lui propose le marché suivant : il ne dénoncera pas à la police son crime, s’il accepte de garder l’argent et de le lui restituer à sa sortie de prison. Le fonctionnaire, en effet, se voit alors incarcérer pour une durée de cinq ans. Mais Wakizaka, au bout de quatre ans, apprend que celle qu’il aime en a épousé un autre. Par désespoir, il décide de quitter son travail, de dépenser l’argent qu’on lui a confié en se perdant dans les plaisirs de la chair, et de se donner la mort lorsque le fonctionnaire sortira de prison. La radicalité des résolutions morbides que prend Wakizaka est bien sûr tragique et radicale : pas d’autres solutions pour l’amour contrarié que le suicide.
Le scénario des Plaisirs de la chair est à la fois abracadabrant et remarquable d’intelligence. Les scènes agencées, les retournements de situation, défient la vraisemblance au nom du concept et de l’idée. En ce sens, le film est une sorte de fable tragique, un conte dramatique ancré dans le Japon des années 1960. Ôshima n’a pas cherché à alourdir son scénario afin de donner une impression de réalisme, mais il réussit avec intelligence à passer d’une séquence à une autre, d’un personnage à un autre, avec tact et assez de recul pour faire comprendre au spectateur que les enjeux du film se trouvent ailleurs que dans la vraisemblance. Ce qui intéresse Ôshima, ce sont les rencontres, et comment celles-ci, avec une logique d’un tragique implacable, concourent à mener cet homme vers sa perte.
Cette épuration du récit va bien sûr de paire avec une épuration de la mise en scène qui contraste avec le Ôshima du début des années soixante, celui de la « Trilogie de la jeunesse » sortie il y a trois semaines sur les écrans. Alors que les films précédents étaient nerveux, à fleur de peau et semblaient suivre sans aucune distance les destins de ces jeunes gens fiévreux et empressés de courir à leur perte, Les Plaisirs de la chair s’avère être plus lent et plus contemplatif. Les cadrages sont plus lointains, ne collent plus aux personnages, mais mettent en valeur un paysage et une architecture souvent lisses et impersonnels, à même de faire ressentir la profonde solitude du personnage et son profond désespoir. Il y a dans ce film un petit quelque-chose à la Antonioni : un homme choisit de mourir, et passe ses derniers jours dans un monde avec lequel il n’a plus aucun lien, dans un monde qui le nie totalement.
Au milieu de cette distance et de cette lenteur s’insèrent quelques rares et très courtes séquences fiévreuses : très gros plans, montage nerveux, superposition, approche expérimentale qui peut apparaître un brin vieillotte. Mais cette façon de faire, si elle semble datée, n’en est pas moins, dans le déroulement narratif, extrêmement efficace et claire dans ses intentions. Ces quelques séquences décrivent l’ivresse, la luxure, la volupté, le vertige et le désir de se perdre. Et l’effet est parfaitement réussi, tant Ôshima, lorsqu’il s’approche des corps, sait parfaitement rendre la sensualité et ouvrir ce gouffre vers lequel mène le pur appel de la chair.
Car pour Ôshima, l’enivrement des plaisirs de la chair jusqu’à l’extrême équivaut à un suicide. Le sexe pour le sexe est un acte d’autodestruction. Alors que l’amour de sa vie se marie avec un autre sans véritablement se rendre compte à quel point elle lui brise le cœur, Wakizaka décide de dépenser l’argent qu’on lui a confié en entretenant une femme, une prostitué qui ressemble à celle qu’il aime. Dans le genre Vertigo d’Hitchcock, Wakizaka tente de substituer le cadavre par un autre. Il veut se persuader lui-même qu’il possède celle qu’il ne possédera jamais. La vie ne lui ayant pas donné ce qu’il souhaitait, il cherche alors à récréer artificiellement un double. Ce qu’il désire, c’est un objet qui soit à lui, dont il puisse disposé à sa guise, et qui ne le contrarie aucunement.
Les trois femmes qu’il va alors rencontrer sont comme autant de métaphores de l’humanité : le première est une prostitué qui représente la jouissance, la volupté, la frivolité et la luxure, tout en ayant conscience de l‘impasse dans laquelle elle se trouve. La seconde se doit d’aider un mari bon à rien qui échoue dans tout ce qu’il entreprend. Elle est la victime de la nullité de celui qu’elle a épousé. Elle a la tâche d’aider financièrement son mari et d’assurer par conséquent le bien être des ses enfants. La troisième est la créature fragile, incapable d’assumer sa féminité et sa beauté, incapable de faire un avec son corps. La quatrième est une prostitué muette et, pour reprendre le terme employé par ceux qui s’engraissent grâce à elle, « une toquée ». Parce qu’il n’a pu aller au bout de son projet avec les trois autres, Wakizaka se rabat sur cette malheureuse qui offre son corps et ne dit rien. Elle est pour lui le pur objet, l’être uniquement occupé à satisfaire ses désirs.
Mais à chacune de ses rencontres, Wakizaka constate que son désir ne peut être pleinement satisfait, que le monde l’entourant n’est pas en accord avec ses intentions. Le traumatisme originel qui l’a poussé vers cette issue fatale ne fait que se répéter. Chacune de ces femmes est une entité qui lui échappe, et ce malgré l’argent qu’il leur donne. Mais son désir de pureté et d’absolu est aussi une forme d’orgueil : l’idéal qui lui a filé entre les doigts lui revenait de droit, et le désir des autres se devait de concorder avec le sien. Sa quête est celle d’un homme seul s’estimant trahi par le monde. C’est un enfant constatant que les jouets qu’il chérit lui échappent.
Ôshima est un cinéaste de l’extrême : il ne peut concevoir des passions fades, simples, légères. Tout chez lui prend des proportions d‘une gravité forte. Les Plaisirs de la chair ne déroge pas à cette règle et l’on sent, dès le début, que l’on est au bord du gouffre, et qu’aucune nuance ne viendra tempérer l’immense tragédie à laquelle nous allons assister.