Depuis que Carlotta exhume la première décennie de la carrière d’Ôshima (1959 – 1969), l’occasion est offerte de compléter son image d’abonné de la « coprod » internationale mais audacieuse – dernière période déjà bien relayée par les quelques galettes existantes – par celle du jeune cinéaste japonais enragé, regardant et défiant son pays droit dans les yeux.
La première livraison, riche d’une Trilogie de la jeunesse, du magnifique Nuit et brouillard au Japon et des Plaisirs de la chair, nous dévoilait un cinéma de l’exsudation, attentif à tout ce que le cuir humain pouvait cracher au visage du monde, humeurs et insultes. Une violence infernale et sans fin y roulait les êtres les uns contre les autres, dans une averse de coups et d’étreintes, comme la traduction directe, sismographique, des antagonismes qui se jouaient alors dans la société japonaise. Ôshima, c’est bien connu, n’a jamais hésité à bousculer, dès ses débuts au sein des studios, les tabous du cinéma officiel de l’époque, l’irreprésentable de son temps, ce refoulé général qui écarte des images en circulation une part significative de la réalité sociale. Manifestations étudiantes, répression policière, agressivité des rapports sociaux, immigration coréenne, sexualité, tout y passe. Et tout se joue, en dernier recours, sur cette fine membrane, cette surface-limite qui sépare l’individu de la société : la peau. La peau et l’attirance qu’elle suscite, les intérêts qu’on en tire, ses rougissements sous les coups, le sang qu’elle délivre, finalement, et qui arrose le sol. Elle est ce nouveau territoire des luttes, l’ultime champ de bataille où l’oppression se concrétise, l’endroit du rapport, justement, de force ou de désir. Qu’est-ce qui soutient à la fois la pression extérieure de l’environnement et les pulsions intérieures ? La peau, tendue, qui craquelle de tous bords.
Disons-le tout net : la seconde livraison – qu’on n’espère pas la dernière – est excellente. Elle rend disponibles quatre nouveaux films d’une grande rareté et d’une beauté indéniable. Ceux-ci jalonnent l’évolution d’Ôshima au sein de sa nouvelle structure de production indépendante, la Sozosha, fondée par lui et quelques amis au lendemain de son départ fracassant de la maison-mère Shochiku. Ôshima deuxième période, libre de ses mouvements, enfonce un peu plus profond l’aiguille là où ça fait mal et en remonte la température de son temps. Un froid de canard, une canicule étouffante. On perçoit, au long de ces quatre nouveaux opus, un glissement du cinéaste sur les terres du symbole, une lente généralisation du mode allégorique. Sans perdre de vue ses thématiques privilégiées, Ôshima se livre de plus en plus à la distanciation qui écarte, en apparence, le pouls social pris « à chaud » par ses premières œuvres. Son esthétique très stylisée se développe, prend de la hauteur et tisse avec la société de son temps, celle qu’il décrit et prend pour cible, des liens plus picturaux que directs, c’est-à-dire considérant l’image comme un passage entre la réalité et le discours qu’on porte sur elle, une étape supplémentaire et nécessaire, un voile d’illusion à percer pour en délivrer le sens.
Le premier titre, L’Obsédé en plein jour, nous conte l’histoire du criminel sexuel Eisuke, violeur et assassin laissant sur son passage une trentaine de victimes. Ôshima tire de ce fait divers l’occasion de plonger dans un cas-limite des rapports de l’individu à la communauté, en ce qu’il pousse à bout toute son organisation : l’émergence en son sein d’une bête humaine, semant la terreur et, ce faisant, remuant toute la boue d’instincts primitifs qui gît au fond de l’être. Cette boue, refoulée par les conventions d’appartenance au corps social, reparaît ponctuellement sous les traits d’un homme, chez qui se manifeste la plus haute brutalité, la crête extrême des comportements humains. Comment vivre avec et autour de « ça » ? « La porte d’épouvante s’ouvrait sur ce gouffre noir du sexe, l’amour jusque dans la mort, détruire pour posséder davantage » Pour traiter son sujet, Ôshima déploie une myriade de plans, un éclatement total dans la construction, une division extrême de la moindre scène qui donne l’impression de briser ce miroir des rapports en une multitude de facettes. Sa mise en scène frémissante, d’une grande nervosité, se base sur un montage rapide qui pousse l’atomisation jusqu’à une très belle série de jump-cuts finaux. Le récit épouse la forme d’une enquête policière et intime. Elle renvoie, par de nombreux flash-backs imbriqués, à la vie de la petite communauté agricole où a mûri, comme sur un fumier, le passage à l’acte d’Eisuke. Hormis deux scènes d’agression, nodales, la pulsion de désir et de mort n’est pas le seul sujet d’Ôshima, qui sait s’en écarter pour poser un œil sur les proches du monstre, sur le petit quadrille amoureux qu’ils dessinent avec lui. Deux femmes « en reflet » (comme dirait Kijû Yoshida), se partagent le plus gros du récit et assument chacune un rapport opposé aux appétits de la bête : la désirante et la désirée, la légitime délaissée et la dérobée assaillie, la sèche et la sensuelle. L’épouse d’Eisuke, d’une part, maintient les apparences, en pure hypocrite, tandis que Shino, chair replète et déjà quasi offerte, subit ses assauts. À travers elles, Ôshima nous montre comment une société accueille et amortit ses comportements extrêmes, comment elle est remuée par ce gouffre de brutalité et d’affirmation, qui dans un même mouvement l’attire et la blesse, où elle plonge toute entière par amour de la force. Là où le film est très troublant, c’est qu’il affirme un érotisme « malgré tout », dans l’agression, dans la contrainte. Il traduit le cri obsédant de cette chair à prendre, qui fait plus de bruit à elle seule que toute volonté individuelle.
À propos des chansons paillardes au Japon scrute l’obsession de quatre lycéens pour le sexe. L’idée du rapport est poussé, chez eux, jusqu’à saturation, jusqu’à envahir complètement leur espace mental : chacune des paroles qu’ils échangent appelle un accomplissement toujours à venir, jamais réalisé. Ils restent tous les quatre bloqués dans leurs spéculations libidineuses, tandis que le désir gonfle en eux jusqu’à l’absurde, jusqu’à occuper toute la place. C’est que la séparation est presque complète entre jeunes japonais et japonaises, à cet âge où le sexe travaille tant. Ils ne se côtoient que sous la protection du groupe. Venus passer des examens à Tokyo, pour entrer à l’université, ils croisent une étudiante dont ils ne connaissent que le numéro et se prennent de désir pour elle : ils n’auront de cesse, dès lors, de retrouver cette jeune fille et de l’imaginer dans les plus scabreuses positions. Ils tombent peu après sur leur professeur, accompagné de trois étudiantes admiratives, qu’ils suivent dans une soirée de beuverie. Ivre, le professeur entonne une chanson paillarde que les quatre garçons ne cesseront de reprendre tout au long du film, en véritable leitmotiv obsessionnel, dans des circonstances à chaque fois différentes : incongrues ou pertinentes, par provocation ou en soutien. Cette chanson, maintes fois répétée, rencontre de nombreuses autres chansons, aux visées différentes – politiques, poétiques, patriotiques – mais elle seule tiendra jusqu’au bout, reprise jusqu’à plus soif. Elle agit comme un sceptre transmis par l’adulte viril – il fréquente une femme élégante – à la nouvelle génération qui ne sait pas comment s’en servir. Tous descendus au même hôtel, les étudiants retrouvent au matin leur professeur mort, asphyxié par une fuite de gaz. Aux pleurs des filles ne répondent que le mutisme et le désintérêt des garçons. L’un d’entre eux, qui aurait pu le sauver, ne le fit pas, préférant, par-dessus son corps, réciter la chanson paillarde apprise plus tôt, comme pour interroger l’adulte endormi sur le mystère qu’elle recèle : baiser, qu’est-ce que c’est ?
La réalité des quatre étudiants est trouée par leurs fantasmes : ils s’imaginent violer devant tout un amphithéâtre la belle étudiante dont ils n’ont retenu que le numéro. Placés sur un même plan de récit, ces imaginations parasitent la réalité et lui imposent leur force d’agression. L’un des quatre garçons finira par avouer à sa « victime » l’avoir violée en rêve. Le fantasme ne conduit ainsi qu’à une plus grande exaspération et, par conséquent, une plus profonde réclusion au sein du groupe. Au niveau esthétique, cette porosité se traduit par une stylisation plus aiguë, qu’Ôshima pousse vers une scénographie quasi cérémonielle. En tant que désir asymptotique, la consommation rêvée n’est qu’une barrière supplémentaire, une nébulosité inextricable installée entre garçons et filles. Le film pose clairement la question d’un imaginaire érotique d’une nouvelle génération démobilisée, recluse, qui ne tournerait qu’au viol et au meurtre. C’est le rideau de fumée qui divise la société japonaise : alors que rien de l’imaginaire ne se convertit dans le réel, le fantasme perverti, en roue libre, ne construit plus rien que de sordidement réel. À quand la révolution ?
À propos des chansons paillardes… se terminait par un argumentaire explosif sur la place de la Corée du Sud dans l’histoire du Japon, son « berceau », à un moment où l’immigration coréenne était largement considérée comme indésirable (elle l’est toujours, d’ailleurs). Il semble ainsi ouvrir la voie au Retour des trois soûlards, qui reprend à son compte cette question de l’identité nationale et de sa supposée pureté sur le mode de la bouffonnerie. Cette comédie totalement atypique, venue de nulle part, presque oubliée, est la grande découverte de cette livraison. Elle s’appuie sur l’un des fondements ancestraux du genre (courant du Pseudolus de Plaute au Lady for a Day de Frank Capra) : l’échange de costume, conduisant à l’écroulement des identités, ces édifices brinquebalants qui ne tiennent qu’à leur façade. Trois lycéens loufoques, venus à la plage se baigner, se déshabillent puis se jettent à l’eau. Pendant ce temps, une main-ex-machina sortie du sol récupère leurs vêtements et les remplace par ceux de deux Coréens clandestins, un militaire déserteur et un étudiant contestataire. Forcés à leur retour de les revêtir, les compères endossent en même temps l’apparence suspecte qui leur colle au tissu. Devenus immigrés par la force du costume, ils perdent jusqu’à leur identité : plus personne ne les reconnaît comme japonais. La trouille au ventre, les trois camarades commencent à appréhender leur retour sur Tokyo et toutes les embûches qui pourraient bien leur arriver. Car, à l’instar du film précédent, Le Retour des trois soûlards est en grande partie fantasmé par ses personnages.
Mine de rien, le film aborde avec une infinie pertinence et une drôlerie imparable un sujet ardu : ces fictions grâce auxquelles les nations se resserrent dans leurs frontières. Elles reposent toutes sur une prétendue spécificité, un ressenti impénétrable qui constituerait « l’être national » : en somme, du délire. L’identité ne s’affirmant et ne s’érigeant que par rapport à une non-identité, sans laquelle elle s’effondrerait, Ôshima révèle tout le vague qui repose sous cette notion, qui distingue les hommes à partir de rien. Il démontre, par l’absurde le plus désopilant, son indigence et sa complète réversibilité. À cela répond la structure bégayante du film, elle-même burlesque, puisqu’elle se permet, en plein milieu, de tout recommencer depuis le début. Bâtie sur les spéculations des trois personnages sur leur avenir proche, toutes les scènes se répètent avec de légères modifications, dans une géniale inventivité et un renouvellement de chaque instant. Oshima nous présente un Japon rassemblé sous la bannière de signes creux, de symboles vidés de leur histoire, qui fonctionnent par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ainsi, l’ensemble des codes et des conventions qui « habillent » l’être japonais suffiraient presque à le définir et ne renvoient, en dernier recours, qu’à une peur profonde de l’étranger. Pour nous, Français, qui venons de fonder un ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale, cette fiction résonne de manière tout à fait particulière, n’attaquant pas moins nos délires de spécificité que ceux des japonais, et se prête singulièrement à notre usage, à quarante ans de distance. Lors d’une scène du film, les trois lycéens se prêtent à un micro-trottoir dans les rue de Tokyo pour interroger les gens sur leur nationalité. Tout le monde – y compris le réalisateur lui-même – leur répond : « je suis coréen ». Exemple à suivre.
Dans le Tokyo déserté d’Été japonais : double suicide, une jeune fille pulpeuse marche à la recherche de deux choses : des toilettes et un homme. Nejiko veut faire pipi, Nejiko veut faire l’amour. En gros, Nejiko a besoin de se servir de son sexe, de le vider et de le remplir. Ses deux gros seins ont beau balloter tout le long du film, aucun des hommes qu’elle croise ne semble en mesure de les désirer. À commencer par le premier, l’Homme sans nom qu’elle rencontre sur une autoroute vide, au milieu d’une procession et qui lui confie son obsession : épouser une forme, l’une de ces formes humaines dessinées sur les murs et creusées dans le sol, disséminées un peu partout dans le film. Cette forme n’est rien d’autre que celle d’un cadavre : l’Homme veut mourir, voir sa propre image dans les yeux de son assassin. Il en va de même avec le jeune homme qu’ils rencontreront par la suite, lequel brûle de se procurer une arme à feu, un fusil : il veut tuer, il doit tuer. Seule l’idée de la mort occupe leur esprit, démesurée : ceux-là ne pensent qu’à faire la guerre, à tuer ou être tués. Faits prisonniers par un gang de yakuza belliqueux, dans un entrepôt à l’écart de la ville, ils se retrouvent enfermés avec une bande d’obsessionnels pas mieux lotis, agissant selon leur seule idée fixe : des criminels, des fous, des tueurs. Une guerre – civile ? – se prépare, tandis qu’en ville un tireur isolé, un américain, dégomme les civils à tour de bras. Le monde, rempli de maniaques, s’en trouve complètement déformé. Le Japon, dont l’étendard apparaît à plusieurs reprises, est indirectement décrit comme un pays de cauchemar, jeté à corps perdu et tout entier dans une énorme pulsion de mort. Nejiko et son petit sexe affamé d’étreinte s’y retrouvent bien seuls, exposés à l’indifférence et au refus. Les corps ne peuvent plus se pénétrer que par l’intermédiaire d’une arme, la froideur d’une lame, la brûlure d’une balle. À la fin du film, l’une de ces formes humaines, taillée sur un autel de pierre, un drapeau japonais plissé peint en travers, est creusée au niveau du sexe par une source dont l’eau jaillit abondamment.
Le film, très stylisé, se gave de compositions symétriques où la sensualité débordante de la jeune femme se heurte sans cesse à la scénographie hiératique des hommes et aux bords du cadre, oppressants, tyranniques. Oshima adopte un brechtisme allégorique, qui l’écarte des représentations directes et le place sur une scène dont la réalité serait l’extérieur même. Le huis clos dans lequel s’enferme le film contribue à cette sensation d’isolement. On a souvent l’impression d’assister à une expérience, dans le sens d’une réaction chimique où les éléments en jeu sont strictement définis, comme dans toute formule, par leur symbole. Chaque personnage, exception faite de Nejiko, est un pur vecteur de violence, endogène ou exogène, qui file aussi droit que sa définition, soumis à la rectitude de son obsession. Le film se déroule alors comme une belle mécanique, un peu froide, un peu hautaine, un jeu d’échecs où tous les pions tombent les uns après les autres, sans autre adversaire que cette voix des autorités qui résonne de temps en temps dans un mégaphone. Il semble dans un premier temps que cette fable absurde et distanciée, au symbolisme très lisible, en refusant toute identification primaire ou secondaire, finisse par bloquer l’émotion. C’est sans compter sur l’érotisme sans frein de la jeune Nejiko s’offrant sans pudeur aux ombres d’humanité décharnée, qui ne la voient même pas. Un désir d’autant plus pur et puissant qu’il éclate et hurle dans un désert complet. Dans le vide.