Dans les années 1960, Nagisa Ôshima réussit un putsch sur le cinéma japonais au nez de son studio, la Shochiku qui lui a elle-même donné les moyens techniques et financiers de ce renversement. Le cinéma japonais ne s’en remettra pas : Ogawa, Imamura, Suzuki, Yoshida et Shinoda ont déjà débuté eux aussi leur travail de sape au sein de leur « major » respective. Si Ôshima n’est pas le chef de file d’une prétendue Nouvelle Vague japonaise – et pour cause, ces jeunes réalisateurs ne se connaissaient pas vraiment – il en est peut-être, comme le rappelle Donald Richie en bonus de ce coffret, le plus jusqu’au-boutiste, le plus capiteux et le plus violent.
La cohérence du projet éditorial de ce coffret tient dans le fait de faire de ces trois œuvres de jeunesse d’Ôshima (27 ans à l’époque) un bloc cinématographique ancré dans la déshérence, la déchéance et la contestation du Japon des années 1960. Ces films, dont Contes cruels de la jeunesse a été le plus diffusé, sont d’ailleurs à part dans la carrière d’Ôshima. Les inscrire dans une trilogie leur va donc parfaitement. Par la suite, Ôshima se dirigera souvent vers une forme de stylisation que son quatrième film Nuit et brouillard au Japon annonce dès 1960 et qui se perpétuera jusqu’à Tabou (2000), son dernier film qui a pour décor une épure de film de sabre.
Une ville d’amour et d’espoir (ou Le Garçon vendeur de pigeons pour son titre exact, beaucoup moins romantique), Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement du soleil sont tournés entre 1959 et 1960 dans un contexte politique houleux, celui de l’opposition de la gauche japonaise au nouveau traité de sécurité négocié avec les États-Unis et de la visite d’Eisenhower. Des émeutes éclatent et Ôshima inscrit ses trois films dans cette actualité brûlante sans, toutefois, la traiter de front.
Si la contestation gronde dans la rue, elle gronde aussi dans le cinéma. Les trois films ont en effet l’air de remettre à plat certains codes d’antan et de réinventer le néoréalisme italien en filmant en extérieur ruines et bas-fonds. Comme l’évoque le critique Yoichi Umemoto en supplément du coffret, L’Enterrement du soleil fait entrer dans le cadre tout un quartier d’Osaka qu’on s’était, jusqu’ici, interdit de filmer. Le film évoque d’ailleurs largement Rocco et ses frères avec son environnement de terrains vagues et de voix ferrées à perte de vue. Dans Contes cruels de la jeunesse c’est cette invraisemblable et immense plage de troncs d’arbres que filme Ôshima pour inscrire une histoire d’amour dans la dureté d’un paysage industriel. En 1956 pour La Rue de la honte qui dépeint également une société à la marge, Mizoguchi choisit le studio ; signe du fossé qui sépare alors deux générations de cinéma. On peut aussi imaginer que le tableau peint par Ôshima tranchait avec l’esthétique des films dits de La Génération du Soleil, histoires d’amours frivoles très en vogue à la même époque au Japon.
Ce qui fait encore plus la marque d’Ôshima c’est la matérialité qu’il donne à ses personnages et ses décors. Tout semble ici suer, suinter et pourrir au soleil, à l’image de ces petits cadavres d’animaux dans Une ville d’amour et d’espoir, des troncs d’arbres dans Contes cruels ou des carcasses d’usines dans L’Enterrement du Soleil. L’outrance des cadrages, contre-plongés ou très gros plans, nous propulse dans l’intimité corporelle des personnages. Son premier film est le plus pudique à cet égard quoique très cruel sur le clivage des classes sociales. Le dernier volet de la trilogie est le plus dur, celui qui s’enfonce le plus dans la boue comme ce soleil sans cesse déclinant dans le film, symbole d’un pays moribond pour Ôshima. L’étude chromatique de Contes cruels et de L’Enterrement du soleil révélerait peut-être un étrange mélange de couleurs pétaradantes Sixties et de tons sombres, boueux et organiques. A ce titre il faut saluer la restauration soignée réalisée par Carlotta qui redonne à ces films tout cet éclat contradictoire.