L’imposant coffret rétrospectif de l’œuvre de Nagisa Ōshima comporte 9 longs métrages réalisés entre 1961 (Le Piège, en noir et blanc) et 1971 (La Cérémonie, en couleurs). Après les quatre films déjà publiés en DVD par Carlotta, la plupart des films des années soixante sont désormais disponibles en versions restaurées. Parmi eux, l’éditeur a distingué – à juste titre – trois chefs d’œuvre : le bouleversant Petit Garçon, conte cruel de l’enfance et de l’immaturité des adultes, le hiératique théâtre de l’histoire familiale et de l’histoire nationale qui se joue sur la scène de La Cérémonie et la réflexion très politique sur la peine de mort (toujours inscrite dans la loi au Japon) : La Pendaison. Ces trois films, également proposés en Blu-Ray dans ce coffret, sont exemplaires du style et de la forme – très différents dans les films qui composent cette sélection – d’un auteur dont la personnalité artistique a largement débordé les frontières du Japon à partir de La Pendaison. Présenté à Cannes en 1968 malgré l’annulation du festival, ce film marque la véritable découverte d’Ōshima par la critique européenne : après Une petite sœur pour l’été, il deviendra l’une des figures les plus importantes du cinéma mondial avec L’Empire des sens.
Enfance
Le Piège, premier film réalisé par Ōshima hors des studios de la Shochiku qui financèrent ses premiers grands films (Contes cruels de la jeunesse et Nuit et Brouillard au Japon), évoque à travers le regard curieux d’un enfant l’errance sordide et violente d’une communauté villageoise nippone dans les derniers jours de la guerre du Pacifique. Pour mettre en scène un passé douloureux et encore frais, Ōshima choisit ce qu’on appelle en temps de guerre « l’arrière », un arrière… arriéré, qui se venge de la défaite annoncée sur un prisonnier américain, doublement intrus dans cet univers médiocre et méchant puisqu’il est noir. Ōshima jette au visage de ses compatriotes dans ce premier film réalisé en longs plans-séquences un aspect peu flatteur de la conscience nationale : racisme, lynchage collectif, médiocrité crasse des paysans et par-dessus tout une forme également collective de l’oubli coupable (proche de celle du Petit Garçon). Finalement « rien ne s’est passé », et tout rentre dans l’ordre ancien auquel, pour le cinéaste des années 1960, le Japon ne renoncera pas si facilement. Loin de tout humanisme, Le Piège (adapté d’une nouvelle de Kenzaburo Oe) illustre aussi un souvenir d’enfance en forme de trauma sentimental et intellectuel : « J’avais treize ans à la fin de la guerre et j’éprouvais une immense curiosité pour l’ennemi qui nous avait vaincus. Je pense que nous voulions désespérément être compris de ceux qui avaient été nos adversaires » confiera-t-il plus tard au sujet de son film. L’enfant du Piège, témoin de la violence raciste et de la cruauté des adultes, est l’exact contemporain d’Ōshima ; celui du Petit Garçon, réalisé huit ans plus tard, sera pareillement témoin de la médiocrité d’adultes qui n’en sont pas. Quant à l’enfant du Journal de Yunbogi (1965), moyen métrage qu’il monte à partir d’un travail photographique rapporté d’un voyage en Corée, Ōshima l’utilise pour dénoncer de manière plus frontale – plus émouvante aussi que dans Le Piège – les traces de la déflagration sociale, politique et humaine causée par l’invasion nippone à Séoul et dans tout le pays au début du vingtième siècle, une déflagration dont la péninsule coréenne ne s’était pas relevée en 1964, lorsqu’Ōshima effectue son premier voyage hors des frontières de son propre pays. Ōshima, qui parlait à son sujet de la « version coréenne du Petit Garçon », fait preuve d’une grande liberté formelle – restituée par l’image et par une bande-son très présente, qui le rapproche du singulier Journal du voleur de Shinjuku ; la figure toujours renouvelée de l’enfant-témoin dans ce Journal de Yunbogi justifie à elle seule la présence de ce film peu connu dans un travail éditorial aussi important.
Il était une fois la révolution
Ninja Bugeicho (Carnets de Ninja), c’est autre chose : réalisé à partir d’un manga très populaire, le « strip comics » d’Ōshima (qui a déjà adapté dans Le Révolté, en 1962, un autre manga se déroulant dans le Japon médiéval et guerrier, mais dans une forme cinématographique) est une autre approche du soin apporté par le cinéaste au son et à l’illustration musicale de ses films (Le Petit Garçon et Journal du voleur de Shinjuku rappellent également cet aspect particulièrement abouti du travail d’Ōshima). Si l’expérience révolutionnaire, la violence et une imagination souvent fantastique sont les motifs les plus évidents de ce dessin animé pour adultes, c’est la recherche sonore qui frappe dans cet admirable travail de montage qui fait preuve d’une force expressive et d’une énergie singulières. Carnets de Ninja, projet atypique dans l’œuvre d’Ōshima, démontre s’il était besoin la très grande liberté du cinéaste, qui dans une période d’intense production ne se refusait aucune forme, fût-elle aux antipodes du « cinéma d’auteur » européen – qu’il n’ignore évidemment pas.
Entre le XVIe siècle des chevaliers en armure et la fin des années 1960, qui résonne d’une révolte sociale et intellectuelle partout dans le monde, la question qui semble intéresser Ōshima dans ces années de transition pour la société japonaise pourrait se formuler ainsi : quelle révolution est possible ? Comment la filmer ? Le Journal du voleur de Shinjuku et Il est mort après la guerre, deux films terminés respectivement en 1969 et 1970, témoignent de la vigueur des rebellions qui secouent le Japon entre la guerre du Vietnam et les révoltes étudiantes de 1968. Face à ces révoltes, qui n’avaient rien d’anecdotique à Tokyo et dans d’autres grandes villes de l’archipel, Ōshima est aux premières loges ; il prétend ne rien omettre de la remise en cause inédite qui se manifeste alors dans son pays. Refusant les conventions du réalisme, Ōshima réalise avec Journal du voleur de Shinjuku une sorte d’« explosante fixe » déroutante, parfois contemplative, profondément romantique, traversée par de longs plans séquences, où les logorrhées sur le plaisir et l’extase investissent le genre documentaire – voire un pastiche du « cinéma vérité ». Le film peut aussi s’insérer dans une période d’interrogations sociales et intellectuelles d’Ōshima (en gros, les années 1965 – 1970), un temps d’incertitude et de curiosité intenses qu’illustrent les films du précédent coffret (À propos des chansons paillardes, Le Retour des trois soûlards, Été japonais : double suicide). La figure de l’étudiant, cet être né après une guerre dont il refuse le poids et la gangue, remplace peu à peu dans ce cycle d’une créativité parfois un peu brouillonne (Journal du voleur de Shinjuku) celle de l’enfant. Plus narratif, Il est mort après la guerre est la fiction d’un jeune homme qui grandit dans cet « esprit de mai » où les jeunes Japonais sont des combattants d’un autre type : les manifestations qui ont secoué Tokyo en 1969, notamment celles du « Jour d’Okinawa », sont pour le cinéaste le support d’un recherche stylistique hardie, et le prétexte à une réflexion, passionnante et pessimiste, sur son art et ses rapports avec l’histoire.
La cérémonie des adieux
Ôshima, cinéaste « de gauche » ? Sympathisant des révoltes, estudiantines et autres, et de ces pseudo-révolutions qui font trembler la bonne conscience affairiste et les petits arrangements avec l’histoire de tout un peuple ? Si certains films de ce coffret témoignent d’une curiosité indéniable envers les affaires du temps et les soubresauts de l’histoire japonaise, Ōshima n’est pourtant pas un cinéaste à thèse. Plus proche de Jean Genet (la référence au romancier français, quoique assez obscure, est explicite dans Journal du voleur à Shinjuku) que d’Albert Camus, Ōshima est avant tout intéressé par la figure du criminel : collectif dans Le Piège, il est un anti-héros désigné par la populace dans La Pendaison, écrit à partir d’un fait-divers réel (la mise à mort d’un étudiant coréen qui avait défrayé la chronique en avouant un double viol suivi d’un meurtre). Là encore Ōshima se soucie peu de réalisme : délaissant un projet initial qui relatait la véritable affaire Jun U Lee, il réalise une œuvre d’abord documentaire (la description clinique des lieux de l’exécution capitale au Japon) qui tourne vite à un curieux mélange entre la farce absurde (le pendu qui n’en meurt pas, la loi démunie face à une situation inédite) et la dénonciation frontale de la peine de mort. Entre la théâtralité et le comique, La Pendaison est une entreprise de négation des formes qui laisse le spectateur livré à lui-même, à ses propres délibérations intérieures : exercice complexe et difficile où le cinéaste, loin de planter son drapeau sur une colline de certitudes (celles des opposants à l’exécution capitale), laisse son spectateur errer finalement dans son propre imaginaire.
Rien de tel dans Le Petit Garçon (1969), qui est – avec Journal du voleur à Shinjuku et La Cérémonie, mais dans un tout autre genre – le film majeur de ce coffret. Dans « Shōnen », Ōshima abandonne (momentanément) les ruptures narratives et les provocations stylistiques des films précédents. Plus classique, ce film assez lent traverse l’archipel (du sud au nord) sur un rythme apaisé, même si l’histoire de ce petit garçon livré à la médiocrité et l’immaturité de ses parents, et qui tente des fugues imaginaires (les récits fantastiques qu’il raconte à son petit frère) ou réelles n’a rien de tranquille. Derrière les parents escrocs à la petite semaine qui arpentent les routes du Japon, contraints de fuir les villes où ils n’hésitent pas à utiliser leurs enfants pour exécuter leurs larcins, c’est évidemment l’État japonais, tout aussi défaillant que dans Le Piège ou La Pendaison, qui est visé. L’abondance des cercles rouges sur fond blanc, qui flottent dans une multitude de plans du Petit Garçon, enferme ces SDF inadaptés dans une société aliénante – à l’échelle du pays comme à celle de la (sainte) famille. Ōshima signe dans Le Petit Garçon un portrait d’enfant entre réel et imaginaire qui transcende les bonnes intentions sociales ou politiques : ce que veut le petit garçon c’est fuir, mais ce qu’il trouve ce n’est que le secret cruel de ses origines. Extrêmement maîtrisé et d’une exécution rigoureuse, mais sans la théâtralité parfois exagérée à laquelle il nous habituera pas la suite (La Cérémonie, Furyo, Tabou), Le Petit Garçon est un film profondément émouvant d’Ōshima, qui paradoxalement exploite une figure majeure de son cinéma (l’enfant) pour faire preuve d’une très grande maturité artistique.
Pourtant il faudra attendre La Cérémonie, en 1971, pour qu’Ōshima accomplisse l’œuvre somme, du point de vue thématique et artistique, sans doute réclamée par sa carrière avant les aventures plus internationales qui viendront ensuite. La Cérémonie n’est certes pas le film le plus accessible de cette sélection (qui comprend d’autres exemples d’une filmographie particulièrement exigeante), mais la rigueur formelle et l’ambition qui caractérisent ce film, où Ōshima revient sur le Japon transformé de l’après-guerre, ont la netteté et l’ampleur froides des films à venir. Récit complexe de transmissions (claniques, filiales, sexuelles) très ritualisées, le film repose sur une série de flash-backs qui sont l’occasion, pour le rejeton du clan Sakurada, de revenir sur le destin exemplaire d’une famille japonaise au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Entre les morts et les vivants, les passages sont fluides mais cachés, secrets, obscurs – à l’image d’une mise en scène organisée, théâtrale et distanciée, qui évoque celle du dernier Ōshima (celui de Max mon amour et de Tabou) et repose sur des cérémonies familiales ou plus intimes. Comme dans ces derniers films, Ōshima travaille une matière faite de suffocation et d’enfermement – L’Empire des sens et sa tyrannie du lien ne sont pas loin… Une matière qu’il subvertit à sa manière, dans ce mélange entre une lucidité glacée et une intériorité bouillonnante. Et sans jamais se départir d’un art de la surprise et d’un humour qui font d’Ōshima, à l’aube des seventies, l’un des cinéastes les plus singuliers et les moins complaisants de son temps.