Aux antipodes des déflagrations pyrotechniques de 1917 et de sa surenchère immersive, Empire of Light marque un pas de côté dans la filmographie de Sam Mendes. Un écart qui se veut surtout une mise à distance, non seulement vis-à-vis du cinéma d’action bruyant de ses trois précédents films mais aussi, plus largement, de la machinerie lourde et impersonnelle du blockbuster hollywoodien (pour la première fois, Mendes a écrit seul un scénario inspiré de ses souvenirs d’enfance). L’auteur des Noces Rebelles renoue avec une veine intimiste, en imaginant un drame plus classique que clinquant. C’est comme si après nous en avoir mis plein les yeux, il lui fallait laver les siens, viser le minimum pour toucher à l’essentiel. Et revenir là où tout a commencé, précisément au cinéma, ce lieu volontiers fantasmé qui constitue la toile de fond, sinon le sujet affiché d’Empire of Light.
Situé dans une petite ville balnéaire de l’Angleterre thatchérienne, ledit cinéma éponyme est géré par Hilary (Olivia Colman) qui, lorsqu’elle ne soigne pas sa dépression à coups de lithium ou ne consent à des relations sexuelles aussi expéditives que dégradantes avec son patron (Colin Firth), s’emploie à faire bonne figure auprès de son personnel attentionné. Du moins jusqu’à ce que le nouveau venu Stephen (Michael Ward), un jeune homme d’origine antillaise, affable et éclairé, lui redonne goût à la vie. Un élan romantique salvateur qui décidera Hilary à faire in fine ce à quoi elle se refusait depuis tant d’années : voir un film – pour enfin exister. Sous le feu du projecteur, face à l’écran – et à la caméra de Mendes –, Being There de Hal Ashby l’émeut alors aux larmes. On aurait aimé qu’il en soit de même pour nous, que l’émotion palpable du personnage irradie et déborde le plan. Le problème, c’est que l’on discerne surtout dans ce plan le volontarisme du cinéaste. À la gestuelle mécanique du projectionniste joué par Toby Jones (l’ouverture des rideaux, le changement de bobines, les poussoirs à tourner, les regards récurrents et bienveillants dirigés vers la salle) répond celle du pathos (les photos-souvenirs dans la cabine de projection, les plans de plus en plus rapprochés sur Hilary levant la tête, la musique au piano idoine de Trent Reznor). Si Mendes a bel et bien déposé les armes, il n’en garde pas moins la main lourde.
Tout le film tend vers cette scène à faire, sorte d’acmé émotionnelle tellement soucieuse d’emporter le morceau qu’elle finit par l’enrober d’un sentimentalisme scolaire. Inspiré de la propre mère de Mendes, le personnage d’Hilary doit beaucoup à l’interprétation pourtant prévisible d’Olivia Colman, qui reprend peu ou prou le rôle de la femme mûre dépressive qu’elle tenait déjà dans The Lost Daughter. Le jeu de l’actrice, passée maître dans l’art du non-dit, ne se dépare toutefois pas de la finesse et de la retenue lui évitant, à tout le moins jusqu’à présent, l’écueil du mutisme bavard ou de la pose caricaturale. Sans s’en remettre aux facilités de la performance, son visage, et ce qu’il laisse transparaître de la bipolarité du personnage, constitue la principale attraction d’Empire of Light. À l’échelle du film, c’est assez peu, mais on saura s’en contenter et accorder au moins à Mendes le talent de savoir filmer les visages. Lors de la scène de projection évoquée ci-dessus, celui d’Hilary se substitue à l’écran, surmontant autant sa douleur que son bonheur, mélange digne de fêlure et d’extase. Il est alors le cinéma à lui seul.
Cinéma sans magie
Hilary se nomme Small : on pourra trouver cette manière de caractériser d’emblée le personnage peu subtile, même si sa libération finale vise à trahir ce patronyme. Délivrée au contact des images d’Ashby, voire élevée (Mendes la filme en contre-plongée), le film projeté aura pour elle fait office de révélation. À la balourdise désarmante du propos et de son illustration appuyée se conjugue l’idée tout aussi banale consistant à faire du cinéma (comme lieu) un temple du cinéma (comme art). Sorte de palace Art déco, le fictif Empire of Light appartient à une époque révolue et le soin que met Mendes à filmer ce décor décati au début du film en dit long sur sa façon d’appréhender l’idée de reconstitution et de classicisme distingué. Hilary, chargée chaque jour d’ouvrir l’établissement, se prête à son rituel habituel ; au spectateur de l’accompagner comme s’il visitait un musée, se promenant de pièce en pièce, de découverte en découverte. Grandes baies vitrées donnant sur l’océan, escalier majestueux avec tapis, moquette géométrique, grands rideaux rouges ornant l’écran, pop-corn à foison : l’ambiance est ouatée, les textures veloutées, le tout chic et déjà empli d’un spleen indélébile magnifié par la photo de Roger Deakins. Si les fantômes ne traînent pas encore dans les couloirs, nul doute qu’ils tapent déjà à la porte. Mendes choisira malheureusement de les y laisser, trop soucieux de préserver son paradis tel quel et de maintenir son récit sur les rails d’une nostalgie ronflante. À vouloir trop enfermer la fameuse « magie du cinéma » dans un bocal, Mendes produit un cinéma sans magie – une vision d’auteur sans vision. Son film a certes de la tenue (il veut bien faire), mais la noblesse présumée du propos balise son programme fictionnel, aussi verrouillé que la porte d’un sanctuaire à protéger. Le cinéaste parvient même à plonger son élégie dans la léthargie, tout occupé à ordonner soigneusement ses plans comme on range de précieux bibelots sur une étagère poussiéreuse.
Qu’en est-il du monde extérieur dans Empire of Light ? Une plage, une promenade en front de mer, un dancing pour seniors, un bus de nuit, quelques rues… trois fois rien. Lorsque des skinheads font irruption dans le hall du cinéma et tabassent Stephen, vient l’espoir que se passe enfin quelque chose. Las, la scène parvient tout juste à générer une tension dramatique et se dégonfle aussitôt pour réduire ses enjeux raciaux à une simple péripétie de scénario. Pas de quoi venir perturber l’hommage chloroformé au cinéma auquel s’attelle le film, guère plus attaché aux remous sociaux qu’à l’histoire d’amour entre le jeune homme noir et Hilary. Leur romance, peinte en demi-teinte, sans véritable ambition de lui donner chair, semble tout aussi pétrifiée dans le conformisme que le regard porté sur le cinéma. On comprend aisément pourquoi Hilary tombe sous le charme de Stephen (sa fraîcheur, son intelligence, sa différence), beaucoup moins pourquoi Mendes n’exploite pas pleinement le potentiel mélodramatique qu’une telle histoire pouvait renfermer. À l’instar de son héroïne regardant la neige tomber derrière une vitre, on s’émeut de loin devant Empire of Light, finalement pas si éloigné du précédent 1917 : les images élaborées ont beau défiler sans interruption sous nos yeux, il n’y a pas grand-chose à voir.