« J’ai dû commencer à jouer Bond en partant de rien — même Ian Fleming ne savait pas grand-chose de lui à l’époque. Il n’a pas de mère. Il n’a pas de père. Il ne vient de nulle part et n’a été nulle part avant de devenir 007. Il est né — patatras ! — à l’âge de 33 ans. »
Ainsi parlait Sean Connery, dans un entretien publié dans l’hebdomadaire The Observer en 1998. Et c’est ce constat lucide (celui de l’abstraction, proche de l’inconsistance, d’un personnage néanmoins promu en icône) que les producteurs de la franchise à succès se sont ces dernières années appliqués à faire mentir. En droite ligne de Skyfall (2012), Spectre (étrangement et laidement intitulé en français 007 Spectre) cherche à tout prix à combler les trous dans le dossier du Commander James Bond, en lui reconstituant un passé, une enfance meurtrie, des failles historiques qui le rendraient plus humain que la somme des caractéristiques qui l’ont artificiellement défini depuis plus de cinquante ans (le Walther PPK, le vodka-martini, les conquêtes féminines, etc.). On a beaucoup encensé Skyfall pour cela, pour cette nouvelle dimension apportée au super-espion doublée d’une rétrospection sur ses propres clichés, qui plus est portée par des comédiens concernés (avec encore à la proue le plus physiquement atypique des interprètes du héros, le rêche Daniel Craig), et savamment enluminée par le faiseur de luxe Sam Mendes et ses techniciens (ce réalisateur a toujours su s’entourer) qui tentent d’injecter dans la routine formelle de la franchise une esthétique de cinématographie plus démonstrative. À revoir le film, on se dit qu’on est sans doute allé un peu vite en besogne à l’époque. Notamment, était-il nécessaire, pour faire entrer un peu de psychologie dans ce monde de brutes, de formuler une sous-tragédie psychanalytique entre Bond, sa supérieure/mère de substitution « M » et le méchant du moment (un Javier Bardem en roue libre), dont les tentatives d’opéra n’avaient, en termes de grotesque, rien à envier aux complots mondiaux d’antan ?
Du neuf avec du vieux
Si on ne manquera pas de dire que Spectre déçoit les attentes suscitées par Skyfall, c’est qu’en réalité il ne fait que reprendre, amplifier, rendre plus évidentes les coutures de son prédécesseur, dont l’ambiguïté des intentions aboutit ici à la reconnaissance officielle d’une imposture. Skyfall, dans ses dernières séquences, se reconnaissait un double programme : en même temps qu’il cherchait (assez laborieusement) à donner à l’icône un visage humain, il annonçait le retour en force de sa panoplie fondamentale, légèrement rénovée — des gadgets pas trop loufoques, de nouveau un homme au poste de « M », une certaine Moneypenny plus active que la sage secrétaire d’antan, etc. Soit une façon de faire du neuf avec du vieux. Or, s’il existe des moyens de le faire bien, on peut douter que la franchise James Bond ait choisi le meilleur, en ne faisant que concilier un schématisme dans l’air de notre temps avec celui de la tradition.
Spectre suit plus servilement encore ce double impératif : boucler la boucle du retour aux fondamentaux (comme en ressuscitant de vieux ennemis, et même une certaine relique pourtant détruite dans… Skyfall !), solder les comptes du parcours du personnage écrit comme évolutif depuis Casino Royale, tout en continuant de tirer sur la corde historique et psychanalytique avec de nouveaux squelettes sortis du placard du passé de Bond. Toujours soigneusement emballé (Mendes rempile, en faisant l’ouverture avec un gadget bluffant encore jamais vu chez Bond : un plan d’au moins cinq minutes sans raccord apparent !), parfois assez conscient du sérieux excessif de son programme pour esquisser quelques rictus moqueurs (comme quand Bond s’empêtre dans les gadgets de sa voiture), Spectre n’en laisse pas moins un goût de synthétique, d’artificiel, de tour de passe-passe bâclé. La ressortie des vieux fétiches mis à jour ne convainc qu’à moitié : ainsi le projet mondial machiavélique de cette organisation secrète traquée par Bond s’avère-t-il des plus nébuleux et fourre-tout, entre une menace standard des années 2010 (la surveillance globale de type NSA devenue cliché de blockbuster) et des points dont certains détails explicatifs ont vraisemblablement disparu au montage (qu’en est-il de cette histoire d’individus « reprogrammés » ?). Mais surtout, le vernis historique que Bond doit désormais endosser paraît ici encore plus superflu et encombrant qu’avant. Le film, on en conviendra, aurait fonctionné aussi bien (voire mieux) sans que le terrifiant dirigeant de cette organisation ne tienne aussi contre Bond un grief remontant à leur enfance ! Cet élément de scénario n’apporte strictement rien à la figure du héros ni à celle de son adversaire, rendant même grotesque la composition d’un Christoph Waltz déjà sur la corde raide entre le talent et le grand-guignol.
Icône en quête de personnage
À la fin des deux heures et demie environ de Spectre, quand l’agent 007 aura retrouvé l’intégralité de ses moyens, on cherchera encore la raison d’un tel étalage de velléités de récrire un personnage si ce n’était, au fond, que pour fournir des prétextes au retour à la vieille et sommaire caractérisation. Car il sera alors évident que tout ça (depuis Casino Royale) n’aura été mis en œuvre que pour ça : pour réaffirmer la pérennité du vodka-martini, de l’Aston Martin, des cascades exécutées en costume impeccable, des scènes de séduction improbables, etc., et ce jusque dans les années 2010. S’inscrire dans l’air du temps a toujours été le souci de la franchise James Bond, jusqu’à flirter avec des genres et des registres à la mode mais où le personnage détonnait sévèrement (se souvenir du malheureux Permis de tuer, qui ratait son entrée dans le film d’action des années 1980…). Cette tentative de durer au-delà des modes se passe plus ou moins bien, parce que la franchise souhaite faire l’acrobatie tout en s’accrochant à ses anciens acquis, ses vieux repères, ses considérations un peu rétrogrades (sur les femmes notamment) même sous forme de réminiscences – ce qui lui donne à l’arrivée des airs de serial diversement suranné et paradoxalement pas toujours assumé.
Dans Spectre, face au… spectre de la restructuration des services secrets britanniques et de la mise au rencart des agents « double-zéro », « M » défend l’idée que l’on aura toujours besoin d’eux (comprendre : de 007 — on ne voit aucun autre « double-zéro » dans ce film). Comment ne pas voir là une mise en abyme des inquiétudes d’Eon Productions travaillant à ce que son produit ne vieillisse pas, continue de rencontrer son public et de trouver sa place dans l’industrie cinématographique mondiale ? La maison a mis quelques décennies à comprendre que ressasser en mode automatique des formules routinières ne suffirait pas à assurer la survie de son agent. Depuis, elle a invoqué d’autres formules en renfort, que ce soit pour dynamiser l’emballage (en employant par exemple des tâcherons du cinéma d’action pour la mise en scène, dans les années 1990 et 2000) ou pour esquisser de nouvelles dimensions pour le personnage (depuis Casino Royale). Seulement, une formule appliquée sans vraie conscience de ce qu’on fait reste une formule, et c’est pourquoi la franchise, depuis ses origines, lutte avec plus ou moins de succès pour dépasser le seul statut de somme de ses habitudes, de routine. Et ici, ce succès-là (on ne parle pas du succès commercial, déjà assuré) n’est pas vraiment au rendez-vous. Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, faute de choisir franchement entre le service répété d’un héritage menacé d’obsolescence et l’embrassement résolu de son temps, l’agent 007 reste coincé entre le statut de personnage et celui de produit-phare — comme nous restons coincés face à nos propres attentes que cette évolution remet en question.
Permis de mourir ?
Car il faut à la fin se poser cette question que tout le monde semble étrangement éviter : qu’attendons-nous d’un « nouveau James Bond » ? De retrouver sous une autre forme des codes flattant notre nostalgie ? Ou de voir le héros acquérir une identité qui ne repose pas uniquement sur de tels codes ? Que les « James Bond girls » soient plus farouches et fassent moins gibier d’espion que les précédentes ? Il nous faut nous l’avouer : avec les décennies, les raisons qui poussent à guetter le retour du flingueur de Sa Majesté paraissent de moins en moins consistantes. Et nous voilà, hésitant entre l’attente du jour où l’on cessera enfin de voir les contours d’une vignette usée par les reventes (mais peut-être faudrait-il une révolution radicale pour cela) et l’envie de tourner la page, de décerner au super-espion un permis de mourir.