Est-il encore possible aujourd’hui de mettre en scène un film de fiction sur la guerre telle qu’elle est vécue par ses soldats, après Apocalypse Now, Full Metal Jacket, Platoon et La Ligne rouge (pour ne citer que ces films-là…) ? Même s’il s’agit d’un film sur la première guerre du Golfe, que David O. Russell avait réussi à dépeindre avec férocité dans Les Rois du désert mais que peu d’autres ont osé aborder sur le grand écran ? Oui, nous répond Sam Mendes, et même plus : le défi de Jarhead est de raconter de l’intérieur l’histoire d’un conflit où la guerre en elle-même est étrangement absente, plus fantasmée que vécue.
Adapté des mémoires d’Anthony Swofford, dans lequel l’ancien Marine raconte ses expériences pendant l’opération Tempête du Désert, Jarhead est un peu au film de guerre ce que les Scream étaient aux films d’horreur des années 1970 : la relecture post-moderne d’un genre populaire un peu exsangue dont la particularité est de s’inspirer du réel le plus monstrueux pour fabriquer du divertissement, forcément pourvu (qu’il le veuille ou non) d’un commentaire politique et social. Connu surtout pour sa satire de l’American way of life avec American Beauty, Sam Mendes ne recule pas devant les références : de l’ouverture du film, calquée sur Full Metal Jacket, aux séances de visionnage de la scène du bombardement du village vietnamien dans Apocalypse Now dont sont gratifiés les soldats de Jarhead juste avant de partir au combat, Mendes souligne la place prépondérante occupée par le mythe cinématographique de la guerre dans les mentalités dès la fin du XXe siècle. Comme on a pu le voir en France (spots publicitaires pour l’engagement dans l’armée, calqués sur l’esthétique des jeux vidéo) ou aux États-Unis (voir les films précités), la notion de combat est complètement dévoyée de son sens initial pour devenir, au summum de sa promotion, un artifice destiné à attirer de très jeunes hommes lobotomisés par les médias, avides de sensations fortes et soucieux de trouver un sens à une vie souvent terrassée par le chômage.
Anthony Swofford (incarné par Jake Gyllenhaal) est un jeune homme cultivé qui, comme il le dit lui-même, s’est égaré en s’enrôlant dans les Marines. Ce qu’il va découvrir en arrivant dans le désert saoudien en 1990 avec son bataillon (l’un des premiers déployés sur place) ne sera évidemment pas la guerre qu’on lui avait promis mais une longue, très longue attente durant laquelle le vide va prendre la forme d’une quête introspective : le vide du désert, le vide de la guerre, le vide de sa vie vont se mélanger et mettre ses nerfs et sa santé mentale à rude épreuve.
Pour appuyer son propos et faire de son film un objet nourri d’une culture pop dont les héros sont les produits, Sam Mendes use et abuse d’effets visuels saisissants, d’un montage dopé à la pub et d’une bande originale qui ravira les plus nostalgiques de la musique américaine du début des années 1990. À tel point que souvent, Jarhead ressemble à un épisode de la série télé Dawson, dans lequel les adolescents geignards auraient été envoyés à la guerre par leurs parents exaspérés. Le réalisateur semble ne pas savoir quoi faire de son idée de base : démontrer l’absurdité du conflit en décrivant le néant quotidien vécu par les Marines est un parti-pris intéressant mais, rapidement, le procédé tourne en rond et l’étude comportementale de Marines au bord de la crise de nerfs n’évite pas toujours les clichés : il y a le soldat intelligent mais tourmenté, le soldat qui a l’air serein mais qui cache bien son jeu, le taré, l’introverti, le chef qui abuse de son pouvoir, le père de famille… Chacun a son histoire, son petit moment de bravoure qui attend patiemment sa nomination aux Oscars. Comme nombre de films américains récents se disant « engagés » (voir Lord of War), les intentions sont bonnes mais, à l’arrivée, la critique manque singulièrement de mordant.
Lorsque vers la fin du film, les Jarheads (le nom donné à ces soldats) entr’aperçoivent ce à quoi aurait pu ressembler ce conflit et prennent toute la mesure de l’horreur d’une guerre, Mendes réussit à créer une certaine émotion plastique : les feux dans le désert la nuit, les soldats embourbés dans le pétrole, les pas de Jake Gyllenhaal dans le sable brûlé… Autant d’images fortes, d’une poésie troublante, qui parviennent à exprimer le malaise sans verser dans la vulgarité ou le voyeurisme. Ce n’est hélas pas suffisant pour faire de ce Jarhead autre chose qu’un Platoon du troisième millénaire : chic et branché, arrogant et clinquant, aussi efficace qu’un article engagé dans un magazine de mode.