25 ans après le succès critique et commercial qu’il constituait à sa sortie, le troisième film de Robert Redford, Et au milieu coule une rivière, s’ouvre aujourd’hui comme l’une des portes maîtresses d’une œuvre focalisée sur l’Amérique. Dans son premier film, le réalisateur auscultait les sous-couches maladives de la cellule familiale américaine et de son imagerie WASP (Des gens comme les autres, 1980), puis livrait, huit ans plus tard, un plaidoyer pour les petits fermiers mexicains aux prises avec l’hydre capitaliste yankee (Milagro, 1988). Et alors que la famille et la soif de justice, s’instituaient comme deux des thèmes sacro-saints d’une filmographie organisée autour de formats privilégiés du cinéma américain (essai politique, Lions et Agneaux, 2007, fable philosophique, La Légende de Bagger Vance, 2000), Et au milieu coule une rivière, incorpore l’ultime valeur-clé de la Trinité redfordienne, celle de la nature comme giron cathartique et rédempteur. Toutefois, la réactivation de la puissance mythologique des idéaux de l’édénisme américain, ne serait-elle pas également symptomatique des obsessions de Robert Redford et des limites de son cinéma ?
Paradis perdus
Le rapprochement de Robert Redford avec l’œuvre autobiographique de Norman Maclean, dont est adapté le film, paraît plus que légitime. Humaniste, écologiste, préoccupé par les maux de la planète terre, le réalisateur fait de son support littéraire un remède personnel à la frénésie de la machine hollywoodienne, son économie vorace, ses scénarios corrosifs. Il porte à l’écran les 104 pages drues d’une histoire panthéiste et lyrique sur le Montana inviolé des années 1930. Remémorées par son auteur en 1976, les Rocheuses et les grandes rivières de truites qui jalonnent l’Ouest américain deviennent le lieu de réconciliation de l’homme et de la nature ; un paradis retrouvé où la pêche à la mouche, propos central du livre, autorise les velléités d’ascèses de Robert Redford. « Mon nom m’ennuie » répétait-il, l’homme semblait parfois las de son image d’icône des Seventies, comme agacé par son métier d’acteur qu’il pratiquait depuis des années. Il rêvait d’un monde meilleur, d’une nouvelle façon de faire du cinéma et créa une institution indépendante dans les montagnes de l’Utah.
« Un pays dans lequel, on est jamais en retard pour trois choses : l’église, le boulot, et la pêche. »
De retour dans le creuset d’une Amérique puritaine, le réalisateur oppose caricaturalement deux frères qui ont reçu la même éducation rigoriste. L’aîné perpétue avec transparence l’enseignement presbytérien reçu par le géniteur en menant l’existence rangée, d’honnête travailleur, et de fils aimant qui lui incombe. Paul est son parfait négatif : mystérieux, alcoolique, cabochard, il ira jusqu’à désapprendre la technique quasi-religieuse de pêche à quatre temps intimée par son paternel. L’ « artiste », lui, préfère une figure plus libre, qui déroge à la tradition filiale, confirmant le caractère dilettante de l’intéressé qui connaîtra un destin tragique.
L’autre paradis perdu est celui des principes fondateurs de l’homme de l’Ouest. Man of a few words, les seuls dialogues qui prévalent dans la maison Maclean, sont ceux de la pêche et du prêche presbytérien, les deux faces d’une seule et même pièce. L’œuvre littéraire est l’occasion d’un retour à la tradition, et signe par la même, l’assimilation du récit à l’histoire personnelle du réalisateur. Redford ne cache pas son attachement pour l’intransigeance des valeurs WASP, les Maclean sont des hommes laconiques, qui font de l’économie de la parole, la garante de leur dignité.
Toutefois alors que le film évoque la faillite communicationnelle (un aveu sur les limites des traditions anciennes), la perte des valeurs premières de l’Amérique originaire (l’intégrité et la rigueur WASP), et fait amende honorable à la nature, le propos ne dépasse pas la chronique familiale intimiste, avec rédemption des âmes sur fond de nature élégiaque. Redford voue un culte sans frein aux âmes de pureté qu’il filme. Si Paul connaît une fin inexorable, il n’est pas condamné pour autant par le regard du réalisateur, contrairement à Neal. Ce dernier est le parfait symbole du dédain profane de l’homme de la ville : en plus d’arriver en retard à la cérémonielle séance de pêche, il s’y rend saoul et accompagné d’une fille de mauvaise vie, pour en repartir ridiculement couvert de coups de soleil. Le regard sévère que porte le réalisateur à l’encontre de la ville et de ces personnages démontre que la question du salut des âmes est unilatérale. On comprend assez vite que le rachat s’offre exclusivement aux pêcheurs/pécheurs qui seraient touchés par la grâce des eaux purificatrices de la rivière américaine et de sa protection maternelle : « À la fin tout se fond en un, et au milieu coule une rivière. »
L’impossible renouvellement de la Frontière
La Frontière. Le mythe fondateur de l’histoire américaine est constitutif de la construction de l’imaginaire de l’Ouest. Aussi, le complexe redfordien s’articule autour de la mélancolie pour cette histoire et de la nostalgie pour son genre de prédilection, le western. Or, Redford appréhende cette démarcation comme une ligne imaginaire entre l’ancien et le nouveau monde, sans présenter les éventuelles compatibilités ou éléments d’interpénétrations que pourraient augurer les deux civilisations. Sa trajectoire, sans véritablement interroger la ligne de démarcation tracée entre la fin de la nature et l’avènement de la culture, est un retour en arrière abrupt dans l’espace du Montana. Sans parvenir à raffiner les lignes du mythe fondateur, ou ouvrir à la réflexion du spectateur, le postulat ne participe pas à la mise en mouvement du mythe de la fondation de la Frontière, comme s’y est essayé le « western moderne », mais entérine sa fixation. Ces films du nouveau western, par des variations d’angles, tentent de proposer une distanciation de ce monde enfoui : Soldat bleu (Ralph Nelson, 1970) fait une dénonciation de l’extermination indienne dans une parabole de la guerre du Vietnam, Jeremiah Johnson (Sydney Pollack, 1972) réactualise la figure mythique du trappeur dans un film de silence, de retraite et de survie, La Horde sauvage est une exploration paroxystique de la violence de notre monde moderne (Sam Peckinpah, 1969).
A contrario, Redford, s’engouffre dans la voie d’une représentation magnifiée de l’Ouest et de ses scènes primitives autrefois idéalisées. Il préfère réinvestir le mythe, et pour cela, décèle l’extraordinaire dans la quotidienneté de l’existence. Déjà dans La Légende de Bagger Vance, il tentait de faire renouer une figure de loser magnifique avec le mythe régional américain. Le golf devenait alors une métaphore de la vie, tandis qu’avec Et au milieu coule une rivière, la pêche à la mouche demeure le lieu de conservation des apparences, du leurre, des non-dits de l’Amérique d’antan. Pour cette raison, le réalisateur accorde un traitement esthétique particulier à la nature, qui bénéficie d’une belle attention quant à l’emploi des outils de mise en scène. Les abords de la rivière Blackfoot, lieu de ressource et d’introspection, baignent sous le halo d’une lumière chaste et rassurante dirigée par Philippe Rousselot. La caméra filme sereinement les criques chatoyantes et les sentiers naturellement déblayés par la main invisible d’une force supérieure, honorant ainsi, l’affiliation transcendantale de son support littéraire.
Prêche en eaux troubles : entre nostalgie et naïveté
Cependant, une fois le raisonnement tellurique de Redford mené à son terme – la nature est un vestige minéral qui guide l’homme –, il ne reste de cette représentation idéaliste du Wilderness que ses oripeaux. Redford se livre à une peinture décorative de l’Amérique des années 1930, avec la même bienveillance candide qui le poussait à transposer l’œuvre de Steven Pressfield, dans La Légende de Bagger Vance. La nostalgie est rattrapée par la naïveté d’un exposé procédant souvent par l’analogie simpliste : Ville-Nature. La potentialité évocatrice de l’Eden se trouve mise en branle par le recyclage des vieux vestiges de la ville tentaculaire du grand Ouest : les bagarres à poings nus dans les bars, les bambins joufflus qui font des pieds de nez à la prostituée et à l’ivrogne du coin. En contrepoint de la chronique simple, empreinte de sérénité qui se tisse sur les abords de la rivière, le réalisateur impose le milieu citadin comme le terreau fertile des bas instincts, de l’hybris et de l’autodestruction. Paul n’y est filmé qu’à travers les fumées de lumière noire d’un tripot, d’une cellule de dégrisement, ou pis encore au bras d’une indienne. Cette dernière (Mabel), cantonnée à un rôle purement caricatural de femme insoumise et alcoolique, n’a de portée suggestive que celle des poncifs d’antan. La frontière devient bel et bien « ce point entre le sauvage le civilisé », pour citer Frederick Jackson Turner, qui a rendu célèbre cette théorie. Là encore, Redford ne pense qu’à ces personnages principaux, l’Indien, autre élément essentiel du mythe américain, a un rôle de faire valoir, tandis que Paul – Brad Pitt, en émanation plus jeune du réalisateur – s’offre comme la voix de l’anticonformisme sain et du rejet de la xénophobie WASP.
Et au milieu coule une rivière est le syndrome du complexe redfordien, une œuvre habitée par le fantasme des eaux du grand Ouest, qui laisse entrevoir en filigrane la hantise du monde moderne. Redford remonte le cours de la rivière pour renouer avec les réminiscences d’un Paradis perdu. Pourtant, cette proposition qu’on aurait cru aussi paisible qu’un Jourdain imperturbable, se lézarde en trois ruisseaux d’une obsession inquiète : nature, famille et intégrité.