Signé en 1970 d’un réalisateur tombé depuis dans un oubli relatif, Soldat bleu est réputé pour être l’un des westerns les plus sanglants de l’histoire du cinéma. En réalité, on a fait bien pire depuis, et les audaces graphiques et narratives du film ont plutôt mal vieilli. Reste un intéressant témoignage sur la féroce remise en question des mythes fondateurs américains auquel s’essayait courageusement le cinéma hollywoodien au tournant des années 1960 et 1970.
Dès les premières images, le ton est donné. Des soldats de cavalerie aux uniformes bleus couverts de poussière attendent que leur officier grassouillet s’extirpe des toilettes. Ils échangent en grimaçant des propos salaces sur la jeune femme qu’ils sont venus chercher dans un coin perdu du Far West : Cresta Maribel Lee, une Blanche qui a vécu deux ans parmi les Cheyennes, et que les soldats – des volontaires – sont chargés d’escorter jusqu’à la « civilisation ». Si elle se dérobe aux regards comme la Captive aux yeux clairs, on est pourtant loin du cinéma de Howard Hawks, ou de celui de John Ford… Le western-spaghetti et son détournement des codes du genre sont passés par là : Soldat bleu sort six ans après Pour une poignée de dollars et entreprend de raser les vestiges d’une mythologie déjà bien entamée.
Passé quelques scènes d’exposition, le convoi sera attaqué par les Cheyennes. Seuls réchapperont de la tuerie la femme et Honus Gent, jeune soldat idéaliste et inexpérimenté – un « bleu » dans tous les sens du terme. La cohabitation difficile entre ces deux personnages mal assortis court sur une bonne heure de film, durant laquelle ils s’efforcent de regagner la civilisation. L’inversion des rôles sexuels, quoiqu’assez lourdement exploitée, reste savoureuse : autant Cresta est délurée et déterminée, autant Honus, pourtant censé la protéger, est timide et empoté. L’esprit chevaleresque du second se heurte à l’indépendance de la première, qui prend toutes les initiatives et dont le comportement ne souffre d’aucune pudibonderie : elle rote, jure et n’hésite pas à user de sous-entendus sexuels. Le discours du film est ainsi d’un féminisme assez audacieux, qui l’amène malheureusement à placer dans la bouche de Cresta des propos d’une lucidité politique exagérée, dont l’anachronisme est encore appuyé par l’interprétation sans nuances de Candice Bergen.
Le film s’apparente à un dépucelage moral : celui d’un bon petit soldat par une presqu’Indienne qui se charge de lui ouvrir les yeux sur la brutalité de l’armée dans laquelle il s’est engagé. Après avoir été longuement prévenu par sa compagne que les Cheyennes ne font que se défendre contre la menace de leur extermination par l’Homme Blanc, l’incrédule Honus assistera au tristement fameux massacre de Sand Creek, pendant lequel un bataillon de la cavalerie américaine détruisit un village d’Indiens pacifiques, en exterminant les sept cents habitants, femmes et enfants inclus. Un meurtre de masse qui bien sûr en rappelle un autre, alors tout frais dans les mémoires : en 1968, deux ans avant la sortie du film, les cinq cent habitants de Mỹ Lai, au Viêt-Nam, sont violés, torturés, fusillés, achevés à la grenade. Le récit de ce massacre par le magazine Life marqua profondément l’opinion publique américaine et favorisa l’essor du mouvement pacifiste. Ainsi, Ralph Nelson, cinéaste issu de la télévision, et spécialiste des pamphlets antiracistes (il dirige Sidney Poitier à plusieurs reprises), ne cherche pas seulement à poursuivre la réhabilitation de la figure de l’Indien entamée vingt ans plus tôt avec La Flèche brisée et parachevée la même année par Little Big Man : son film témoigne surtout du désenchantement politique et de l’indignation morale d’une partie de la population américaine face aux atrocités passées et présentes commises par son pays.
Et le réalisateur n’y va pas avec le dos de la cuillère. Dès le pré-générique, un panneau annonce d’ailleurs la couleur – rouge : « La fin du film montre, sans la moindre hypocrisie, les horreurs d’un combat où la folie sanguinaire triomphe de la raison. » Effectivement, ce carnage, d’autant plus choquant qu’il survient après une heure de quasi-vaudeville, est filmé avec un hyperréalisme osé pour l’époque : les balles font exploser les chairs, le sang coule abondamment des blessures, on aperçoit des bras et des têtes coupées, une femme indienne est brutalement dénudée par des soldats hilares. Le cinéaste cherche à placer le spectateur dans la même position que Cresta et Honus, qui assistent au drame, révoltés mais impuissants. Hélas, Ralph Nelson n’est pas un cinéaste de la trempe de Sam Peckinpah, qui l’année précédente réalisait la crépusculaire Horde sauvage, déconstruction tout aussi violente mais autrement plus ample et réussie d’autres archétypes du western. Dans Soldat bleu, la mise en scène, très plate, reconstitue avec une application gênante les scènes de barbarie. Faut-il nécessairement tout montrer pour que le spectateur ressente les blessures dans sa chair, et s’en indigne ? Nelson ne se pose visiblement même pas la question de la morale, sacrifiée ici à l’efficacité : il exhibe, il étale. Cette frontalité posait déjà question à l’époque ; aujourd’hui, elle paraît d’autant moins productive que le spectacle de la violence est devenue tellement banalisé – voire ludique – que le public de 2009, nourri aux Saw et aux films de Tarantino, pourra rester insensible devant ces rivières de sang trop rouge.
Cette œuvre-limite atteste cependant de la liberté dont jouissaient les cinéastes à l’époque du Nouvel Hollywood, période bénie où les producteurs hollywoodiens lâchèrent la bride et où les films, libérés du carcan du Code Hays, purent rivaliser d’audace narrative et d’inventivité formelle. Cette époque est bien révolue, et on peinerait à retrouver la virulence et la férocité d’un Soldat bleu dans les lénifiantes productions actuelles ; si l’on excepte le confus et discutable Redacted, force est de reconnaître que les pamphlets anti-guerre sont aujourd’hui d’une étonnante pusillanimité. Pourtant, l’impérialisme américain est-il moins condamnable en 2009 qu’en 1970 ?