Délivrance, La Dernière Maison sur la gauche, John McCabe, Massacre à la tronçonneuse, Les Chiens de paille, Le Convoi sauvage, Jeremiah Johnson… en l’espace de trois petites années (1971-73) le Nouvel Hollywood vient d’offrir quelques grandes toiles fêlées au cinéma américain. Les réunir ainsi n’est certainement pas anodin puisqu’il s’agit du surgissement à l’écran de ce que le « Vieil Hollywood » avait jusqu’alors refoulé : un pic de fièvre primitiviste. À l’apogée du bain de sang vietnamien, ces films questionner tous l’ennemi intérieur et trouvent dans le wilderness l’espace d’où surgissent les puissances d’une sauvagerie sans nom. Sans doute moins polémique et à l’évidence plus respectueux envers la tradition, Sydney Pollack érige lui, à travers l’épopée de son héros solitaire, Jeremiah Johnson, les formes d’un western hivernal, entre « soleil et orage », révisionnisme romantique et escalade barbare.
L’histoire de Jeremiah Johnson, du fait du continent et du genre où elle s’inscrit, est à bien des égards mythique. C’est d’abord celle, tirée de faits réels, d’un trappeur qui, bien avant les pionniers, allait déborder la Frontière pour rejoindre l’Ouest et ses montages Rocheuses. Itinéraire emblématique, le parcours de Jeremiah Johnson se réfère à toute une tradition de la culture américaine où le récit consiste à cerner la relation de l’individu à la société et le rapport d’une âme solitaire avec la Nature. Ainsi, les années 1850 dépeintes sont celles pour les États-Unis d’une guerre avec le Mexique. Soldat qui a quitté (déserté) les rangs de l’armée (le Vietnam en filigrane), ce mountain man aux cheveux de blés (Robert Redford) semble tout autant décidé à quitter la civilisation qu’inquiet à l’idée de se perdre à l’Ouest. Mais armé de l’esprit conquérant du pionnier, celui « le nez au vent et le regard à l’horizon », Johnson trace sa piste. Une piste, semée d’embûches et de rencontres, qui le mènera jusque dans les bras d’une indienne puis aux prises avec des guerriers Crows, le tout magnifiquement quadrillé par la majestueuse beauté d’un environnement escarpé.
Étrange cas que ce chef-d’œuvre de Sydney Pollack et sans doute le voire l’un des derniers monument(s) du western. Entre réalisme documentaire (l’initiation physique) et lyrisme onirique (mouvement de grue, grandiose partition de cordes), Jeremiah Johnson est l’un des seuls films de la décennie à autant préserver les codes classiques du genre qu’à discrètement s’en émarger. Si la rencontre avec le fameux Griffe d’Ours dégage un côté picaresque qu’un John Ford ne dénigrerait pas, la figure errante et quelque peu tourmentée de Jeremiah Johnson n’a rien avec un John Wayne sans peur et sans reproche. De même, si le système des personnages qui gravite autour de Jeremiah reste largement identifiable (l’old timer Griffe d’Ours, le « vilain » Del Glue), la figure de l’indien serait en apparence plus problématique. En effet, outre qu’on les entend parler en français, la place réservée aux indiens semble autant en continuité avec un certain antagonisme classique que prendre acte du révisionnisme moderne de Little Big Man. En plus de la romance avec l’indienne (l’amour vu comme deux terres étrangères…) la peinture des rites et des costumes inspirée par des recherches de fonds ne laissent planer aucun doute quant à l’intention de Pollack de ne plus alimenter les clichés d’alors. Ainsi, et à la différence du pasteur fanatique et de l’armée qui profanent le cimetière, les guerriers indiens qui pourchassent Jeremiah dans la seconde partie dégagent une autonomie au travers du noble courage et du respect sacré dont ils sont nimbés. Il ne faut donc pas voir dans les scènes de corps-à-corps entre Jeremiah et les vaillants «peaux-rouges», un motif réactionnaire mais bien ce qui habite et surgit du fond hostile de la Nature. Pareille à la puissante séquence de combat avec les loups, l’imagerie indienne repose sur cet authentique trait du récit américain où la Nature abrite en son sein une pure menace. Ce trait qui fera écrire à Melville dans un chapitre fameux de Moby Dick que la belle surface de l’océan n’est que l’illusion d’un fond sauvage où les requins s’entredévorent…
Écrit à plusieurs mains dont celles du fidèle Robert Redford, Jeremiah Johnson fonctionne et enivre encore aujourd’hui avant tout grâce à son échafaud soigné. Il aura fallu six mois de montage à Sidney Pollack pour faire du parcours de Jeremiah Johnson un circuit en miroir sous forme de boucle. Le meurtre de la famille et l’incendie de la maison de Johnson marque ainsi une césure où de l’errance initial qui le conduira à l’établissement (pastoral) dans les bois, Jeremiah va devenir le héros une guerre sans fin qui fera de lui une légende de l’Ouest. Tous les personnages rencontrés en chemin et que Jeremiah recroisera plus tard actualisent à chaque reprise la stature mythique de l’aventurier Johnson. Enfin, l’instinct du trappeur est ici redoublé et profondément idéalisé par la monumentalité de l’environnement qu’il a conquis, où il a appris se fondre. Car au fond, il s’agit bien encore et toujours de cela dans Jeremiah Johnson et le western en général. D’une profonde inclinaison envers la Nature. Ici celle des Rocky Mountains superbement embellie par l’usage du Technicolor et de la Panavision. Du passage des saisons au bestiaire qui le traverse, le regard du cinéaste les accueille pour dresser d’immenses toiles en référence directe à l’inspiration romantique des peintres américains (Albert Bierstadt et Frederic Edwin Church). Le battement harmonieux qui en découle, la religiosité de ces œuvres sublimes de la Nature confèrent au film une immense grâce. Grâce rendue par le manteau neigeux qui l’enveloppe et sans doute symbolisée par cette parfaite surimpression où la montagne, le feu et le visage de Jeremiah Johnson ne font désormais plus qu’un.
« Les plus belles sculptures du monde sont ici. Il n’y a pas de lois pour les braves. Pas d’asile pour les fous. Pas d’église excepté celle-là. Pas de prêtre, sauf les oiseaux. Je suis un homme des montagnes… »
Chant d’adieu du personnage Del Glue à Jeremiah Johnson