Succès inégalé au cinéma, Titanic est hâtivement considéré comme la quintessence du gros blockbuster américain qui n’a rien d’autre à montrer que sa parfaite maîtrise des effets spéciaux. Pourtant, au-delà des clichés et des caricatures qui lui collent aujourd’hui à la coque, Titanic est bel et bien l’œuvre d’un auteur, James Cameron, qui a fait de l’eau l’une de ses principaux thèmes (Abyss, Terminator 2). Et si on se repassait le film ?
Le 7 janvier 1998, lorsque Titanic sort sur les écrans français, nul n’imaginait l’impact qu’aurait ce film-fleuve (3h15) auprès du public : 20,6 millions d’entrées en France (balayant le précédent record de 17 millions d’entrées détenu par La Grande Vadrouille), 600 millions de dollars au box-office américain (un record), 11 Oscars (égalant le record de Ben Hur) pour 14 nominations (à égalité avec Eve), une bande originale signée par James Horner écoulée à près de 30 millions d’exemplaires (égalant la performance des Bee Gees pour La Fièvre du samedi soir) et, enfin, une chanson-titre, « My heart will go on » de Céline Dion, qui a rapidement fait le tour du monde. Derrière cette avalanche de chiffres et de performances qui ont totalement figé Titanic dans sa logique mercantile, il est aujourd’hui difficile de s’affranchir du poids de cette renommée (qui, à force, a fini par verser dans la caricature) pour déterminer la réelle ambition cinématographique qu’on refuse au film, le plus souvent par dédain du succès populaire. Certes, à revoir cette œuvre aujourd’hui, qui a passablement vieilli sur le seul point des effets spéciaux, on peut tiquer sur la récurrence de certaines conventions hollywoodiennes : la nécessité d’ancrer le propos dans le présent (avec Rose devenue centenaire), l’omniprésence de la musique, les scènes phares aujourd’hui caricaturées (« I’m the king of the world !») ou encore le rêve final de Rose en forme de faux happy-end. Pourtant, Titanic, sous son étalage de moyens, est un film en trompe-l’œil au cours duquel James Cameron déploie un certain nombre d’obsessions thématiques et esthétiques plutôt inhabituelles dans des projets de cette envergure. L’eau comme élément de vie mais surtout de mort, pose la question du traumatisme de l’accouchement puis de la naissance au centre même de ce film faussement serein où l’intérieur du bateau devient une représentation métaphorique et sacrément morbide du ventre de la mère.
La gestation
Consacrée aux deux premiers jours de traversée, la première heure de Titanic suit le quotidien de Rose DeWitt Bukater (Kate Winslet), jeune femme issue de la noblesse et promise à l’arrogant Caledon Hockley (Billy Zane) par sa mère (Frances Fisher). Embarquée sur le célèbre bateau pour se marier à New York, elle est constamment partagée entre l’image que lui renvoie son appartenance sociale et ses propres désirs, moins conventionnels, qui l’amènent à rencontrer Jack Dawson (Leonardo DiCaprio), passager de troisième classe. Cette première partie est donc l’occasion de scènes exhibant le faste du légendaire bateau, d’une part pour impressionner le spectateur qui voit revivre un vestige aujourd’hui englouti au fond de l’Atlantique, mais surtout pour dépeindre l’irréalité du cocon dans lequel évoluait toute une partie de la haute société de la Belle Époque. Outre la dimension prémonitoire qu’allait dramatiquement représenter le naufrage meurtrier du bateau alors que la Première Guerre mondiale n’avait pas encore ruiné les puissants européens, la prétention affichée du plus gros paquebot du monde traduit surtout la volonté délibérée d’une certaine couche sociale de maintenir en hors-champ tout ce qui peut les rapprocher de leur condition humaine (et donc leur condition de mortels). Prisonniers consentants du ventre d’un jouet grandeur nature, les protagonistes sont pourtant livrés aux éléments naturels, des icebergs à l’eau glacée de l’océan, qu’il leur faudra dompter pour arriver au terme de cette traversée.
Seul lien entre les différentes classes/strates de part sa liaison avec Jack, Rose voit peu à peu la structure du bateau devenir une représentation métaphorique de son état mental. Vite égarée dans les trop nombreux couloirs qui sont autant de chemins qu’elle se doit de parcourir pour trouver sa vérité, trop souvent piégée par sa famille lorsque sa complicité avec Jack se fait trop évidente, elle tente même de se libérer de cette coquille aussi grande qu’étouffante en essayant de sauter du bateau, expérience qu’elle justifie auprès de son futur mari par une tentative ratée de regarder plus près les hélices du bateau (qui revêtiront une valeur symbolique lors du naufrage). La notion de mort est ici introduite par la présence de l’eau alors que, jusqu’ici, la mer n’appelait aucune projection de mort (la scène des dauphins, l’apparente harmonie et complémentarité du bateau et de l’élément sur lequel il se déplace). Mais l’eau, chez Cameron, n’est pas qu’un simple élément naturel et se pose rapidement comme un enjeu crucial dont les personnages doivent s’accommoder pour survivre (Abyss, réalisé en 1989, en est certainement le plus bel exemple).
Si Rose s’est résignée un instant à mettre fin à ses jours, c’est qu’elle tente d’échapper à une condition que lui impose sa mère. Celle-ci représente bien évidemment l’insurmontable obstacle à son épanouissement personnel (l’obligeant par exemple à épouser Cal et à ne plus fréquenter Jack) et fait de ce bateau le piège potentiellement mortel de sa propre fille. Tant que Rose se plie, du moins en apparence, aux exigences de sa mère, le rapport entre elles deux semble d’autant plus se tenir que le bateau garde sa prestance, que le luxe et le confort manifestes restent un écho à l’intime sentiment de protection maternelle, bien évidemment illusoire. L’équilibre fragile de cette situation (familiale et sociale) est brutalement rompu lorsque le Titanic percute l’iceberg, symboliquement provoqué par la transgression de Rose qui s’est désolidarisée de sa classe (et donc de sa mère) en couchant avec Jack aux niveaux inférieurs du bateau (concrétisant en quelque sorte la pulsion enfouie, cette partie du bateau n’étant que l’antre du refoulé). Pour la jeune femme commence alors un long et douloureux parcours du combattant qui n’est rien d’autre que celui du nourrisson soudainement confronté à la violence du monde réel lors de l’accouchement. À la quiétude de la gestation (où le fœtus reste à l’abri de toute réalité) et qui correspond ici à la première partie du film, succède le choc traumatique de la naissance où l’on est pour la première fois confronté à la problématique de la solitude et de sa propre survie.
Deux heures d’accouchement
Lorsque l’équipage est conscient des dommages provoqués par le choc sur la coque du bateau, la première information à déterminer est celle du temps restant pour évacuer le plus efficacement possible les passagers du bateau. Pour Rose se pose surtout le dilemme de suivre sa mère pendant le sauvetage des femmes (et de refuser sa propre naissance) ou d’accepter la violence de la séparation naturelle pour affirmer son indépendance. Face à cette menace de mort, Rose doit faire preuve d’une résistance énorme, prisonnière de ce ventre qui lui refuse toute autre perspective. S’infiltrant par les portes, les couloirs, les murs, l’eau de l’océan devient ce liquide amniotique dont l’étrange couleur et la luminosité si particulière ne doivent jamais faire oublier cette mort qu’elle draine partout sur son passage. Ne supportant pas l’idée d’abandonner Jack à son sort, elle fait surtout le choix de basculer du côté de ceux que la noblesse choisit délibérément de tenir en hors-champ. Elle devient ainsi le point de bascule entre une illusion (celle de l’insubmersibilité du bateau et de sa propre famille) et la réalité de plusieurs centaines de personnes promises à une mort atroce. Si les dialogues ne manquent pas de rappeler l’opposition entre la réalité d’un drame et la représentation illusoire qu’on peut se faire de sa condition (notons par exemple la scène où la mère de Rose implore sa fille de ne pas l’obliger à travailler de ses mains pour survivre, ce à quoi la jeune femme répond très basiquement que tant d’émotions risquent de lui provoquer un saignement de nez), c’est le bateau qui, véritablement, va devenir l’arbitre de cette opposition en parsemant le parcours de nouveaux obstacles.
Si Rose se retrouve en situation de risquer sa propre vie en tentant de libérer Jack d’une cabine déjà endommagée par le lent naufrage du bateau, c’est que Cal a manigancé l’arrestation de celui-ci. Indirectement, la mère, par le biais de son gendre qui est acquis à sa cause, précipite la fin de la relation fusionnelle qu’elle entretient délibérément avec sa fille. Pour retrouver Jack, Rose plonge dans les entrailles du bateau (et donc de son inconscient) et court à perdre haleine dans les couloirs labyrinthiques du bateau, qui sont autant de représentations mentales du chemin tortueux que Rose doit accomplir pour trouver sa propre vérité. Mais l’accouchement selon James Cameron ressemble davantage à un film d’horreur où l’angoisse prime sur l’espérance. Seule, abandonnée dans sa quête insensée, Rose est paralysée par les coupures de courant et le long râle d’un bateau à l’agonie dont la lente mort (et donc celle de la mère) ne tient qu’à la responsabilité de Rose d’avoir transgressé la loi de sa classe. Trompée par l’inattendue bienveillance de Cal, la jeune femme finit par accepter d’embarquer dans un des canots de sauvetage mais comprend rapidement en quoi cette ultime chance de survie signe en fait sa propre mort dans la mesure où elle part rejoindre sa mère et avorte le lent processus qui lui aurait permis à terme de couper définitivement le cordon ombilical. Son choix, celui de sauter du canot pour retourner dans le bateau, lui permet de remettre en route le processus de séparation. Poursuivis par un Cal armé et plutôt remonté, Rose et Jack prennent le risque de retourner dans les entrailles du bateau, condamnés à recommencer leur course temporairement freinée par l’abandon momentané de Rose.
La naissance
En contrechamp du drame, à quelques centaines de mètres de là, la mère de Rose observe de son œil froid et impitoyable le naufrage du paquebot, et par extension la mise à mort de son propre corps meurtri par la volonté de sa fille (restée à bord) de briser l’unité illusoire de sa propre classe. Le bateau prend l’eau et perd progressivement son point d’équilibre essentiel à sa propre survie (techniquement parlant, trop de salles sont inondées pour assurer le maintien du monstre à la surface de l’eau). Mais Rose, entraînée par Jack (personnage plus symbolique que réel dans la mesure où il incarne sa pulsion de vie), contredit le mouvement général en tentant de remonter jusqu’à l’arrière-train du bâtiment tandis que la majeure partie des passagers lâche prise, entraînée par la force de gravité. Arrivé à un certain point de déséquilibre, le paquebot dévoile ses entrailles lorsque les immenses hélices finissent par se situer au-dessus du niveau de l’eau. Un champ/contrechamp sur le regard impassible de la mère associe directement cette partie du bateau à son personnage, car ce que dévoilent les hélices (que Rose prétendait vouloir observer lorsqu’elle tenta de justifier sa tentative de suicide), c’est en quelque sorte l’intériorité physique du bateau et donc de la mère. Presque impudique dans la mesure où ce gros plan sur la partie cachée renvoie tout simplement au vagin qui se dilate peu à peu pour libérer le fœtus. Le naufrage du bateau s’achève dans la violence puisque, brisé en deux, la séparation des corps (symboliquement celui de la mère et de la fille) sème la mort et la désolation (les passagers écrasés par les cheminées ou tués dans leur chute).
Lorsque le bateau a définitivement disparu de la surface, la mère de Rose se terre dans un silence que même les appels désespérés d’une des voyageuses pour retourner secourir les survivants (parmi lesquels peut-être sa fille) n’interpellent plus. Vidée par l’épreuve terrible qu’elle vient de subir (la rupture choisie par sa fille avant tout), elle est symboliquement tuée par la disparition physique du bateau. Exclue en quelque sorte du film selon la propre volonté de sa fille (et qui, du début à la fin, s’impose très clairement comme le seul moteur fictionnel), elle n’apparaît plus dans aucun autre plan. Pourtant, en contrechamp, le calvaire de Rose est loin d’avoir pris fin. Isolée sur une planche de bois qui la protège précairement de l’océan gelé, la jeune femme est totalement abandonnée à ce sort qu’elle a pourtant choisi. Pourtant, ce moment de suspense s’avère déterminant dans la mesure où c’est à cet instant précis que Rose voit aboutir son désir de naissance. Interpellée par le passage à proximité d’un bateau, elle se jette dans l’eau gelée pour s’emparer d’un sifflet. Après ce flottement, cette indécision quant à l’avenir de la jeune femme, le bruit perçant et haletant du sifflet résonne sur l’océan comme celui du cri du nourrisson lorsqu’il laisse pour la première fois l’air entrer dans ses poumons.
Si le film s’achève sur une sorte de faux happy-end un rien poussif, les différentes photographies étalées sur la table de chevet de Rose devenue centenaire relatent toutes les aventures, autant de transgressions envers sa classe et l’éducation reçue par sa mère, auxquelles elle s’est prêtée. En cela, Titanic, malgré ses tics de grosse production hollywoodienne multi-oscarisée, est une œuvre faussement évidente, qu’il convient de décrypter pour mesurer combien James Cameron ne s’est pas contenté de réaliser un film de divertissement primaire, mais a eu la belle ambition, à la manière des grands réalisateurs américains de l’âge d’or, de proposer une œuvre populaire susceptible d’offrir plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation. Le pari était courageux. Dix ans plus tard, James Cameron ne s’en est toujours pas remis.